L’Islam et la science

Texte de la conférence sur les sciences en terre d’islam et les rapports entre sciences et religion musulmane prononcée par E. Renan au Collège de France en 1862. Il y dénonce la stagnation de la connaissance au sein de la civilisation islamique qu’il attribue au développement scientifique arabe de 750 à 1250.

 

Format : 10,5 x 15
Nombre de pages : 80 pages –
ISBN : 978-2-84418-357-6

Année de parution : 2018

6,50 

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L’islamisme et la science
Conférence faite à la Sorbonne, le 29 mars 1883.
Mesdames et Messieurs,
J’ai déjà tant de fois fait l’épreuve de l’attention bienveillante de cet auditoire, que j’ai osé choisir, pour le traiter aujourd’hui devant vous, un sujet des plus subtils, rempli de ces distinctions délicates où il faut entrer résolument quand on veut faire sortir l’histoire du domaine des à peu près. Ce qui cause presque toujours les malentendus en histoire, c’est le manque de précision dans l’emploi des mots qui désignent les nations et les races. On parle des Grecs, des Romains, des Arabes comme si ces mots désignaient des groupes humains toujours identiques à eux-mêmes, sans tenir compte des changements produits par les conquêtes militaires, religieuses, linguistiques, par la mode et les grands courants de toute sorte qui traversent l’histoire de l’humanité. La réalité ne se gouverne pas selon des catégories aussi simples. Nous autres Français, par exemple, nous sommes romains par la langue, grecs par la civilisation, juifs par la religion. Le fait de la race, capital à l’origine, va toujours perdant de son importance à mesure que les grands faits universels qui s’appellent civilisation grecque, conquête romaine, conquête germanique, christianisme, islamisme, renaissance, philosophie, révolution, passent comme des rouleaux broyeurs sur les primitives variétés de la famille humaine et les forcent à se confondre en masses plus ou moins homogènes. Je voudrais essayer de débrouiller avec vous une des plus fortes confusions d’idées que l’on commette dans cet ordre, je veux parler de l’équivoque contenue dans ces mots : science arabe, philosophie arabe, art arabe, science musulmane, civilisation musulmane. Des idées vagues qu’on se fait sur ce point résultent beaucoup de faux jugements et même des erreurs pratiques quelquefois assez graves.
Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l’infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des États gouvernés par l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a de fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science, incapable de rien apprendre ni de s’ouvrir à aucune idée nouvelle. À partir de son initiation religieuse, vers l’âge de dix ou douze ans, l’enfant musulman, jusque-là quelquefois assez éveillé, devient tout à coup fanatique, plein d’une sotte fierté de posséder ce qu’il croit la vérité absolue, heureux comme d’un privilège de ce qui fait son infériorité. Ce fol orgueil est le vice radical du musulman. L’apparente simplicité de son culte lui inspire un mépris peu justifié pour les autres religions. Persuadé que Dieu donne la fortune et le pouvoir à qui bon lui semble, sans tenir compte de l’instruction ni du mérite personnel, le musulman a le plus profond mépris pour l’instruction, pour la science, pour tout ce qui constitue l’esprit européen. Ce pli inculqué par la foi musulmane est si fort que toutes les différences de race et de nationalité disparaissent par le fait de la conversion à l’islam. Le Berber, le Soudanien, le Circassien, le Malais, l’Égyptien, le Nubien, devenus musulmans, ne sont plus des Berbers, des Soudaniens, des Égyptiens, etc. ; ce sont des musulmans. La Perse seule fait ici exception ; elle a su garder son génie propre ; car la Perse a su prendre dans l’islam une place à part ; elle est au fond bien plus chiite que musulmane.
Pour atténuer les fâcheuses inductions qu’on est porté à tirer de ce fait si général, contre l’islam, beaucoup de personnes font remarquer que cette décadence, après tout, peut n’être qu’un fait transitoire. Pour se rassurer sur l’avenir elles font appel au passé. Cette civilisation musulmane, maintenant si abaissée, a été autrefois très brillante. Elle a eu des savants, des philosophes. Elle a été, pendant des siècles, la maîtresse de l’Occident chrétien. Pourquoi ce qui a été ne serait-il pas encore ? Voilà le point précis sur lequel je voudrais faire porter le débat. Y a-t-il eu réellement une science musulmane, ou du moins une science admise par l’islam, tolérée par l’islam ?
Il y a dans les faits qu’on allègue une très réelle part de vérité. Oui ; de l’an 775 à peu près, jusque vers le milieu du XIIIe siècle, c’est-à-dire pendant cinq cents ans environ, il y a eu dans les pays musulmans des savants, des penseurs très distingués. On peut même dire que, pendant ce temps, le monde musulman a été supérieur, pour la culture intellectuelle, au monde chrétien. Mais il importe de bien analyser ce fait pour n’en pas tirer des conséquences erronées. Il importe de suivre siècle par siècle l’histoire de la civilisation en Orient pour faire la part des éléments divers qui ont amené cette supériorité momentanée, laquelle s’est bientôt changée en une infériorité tout à fait caractérisée.
Rien de plus étranger à tout ce qui peut s’appeler philosophie ou science que le premier siècle de l’islam. Résultat d’une lutte religieuse qui durait depuis plusieurs siècles et tenait la conscience de l’Arabie en suspens entre les diverses formes de monothéisme sémitique, l’islam est à mille lieues de tout ce qui peut s’appeler rationalisme ou science. Les cavaliers arabes qui s’y rattachèrent comme à un prétexte pour conquérir et piller furent, à leur heure, les premiers guerriers du monde ; mais c’étaient assurément les moins philosophes des hommes. Un écrivain oriental du XIIIe siècle, Aboul-Faradj, traçant le caractère du peuple arabe, s’exprime ainsi : « La science de ce peuple, celle dont il se faisait gloire, était la science de la langue, la connaissance de ses idiotismes, la texture des vers, l’habile composition de la prose… Quant à la philosophie, Dieu ne lui en avait rien appris, et ne l’y avait pas rendu propre. » Rien de plus vrai. L’Arabe nomade, le plus littéraire des hommes, est de tous les hommes le moins mystique, le moins porté à la méditation. L’Arabe religieux se contente, pour l’explication des choses, d’un Dieu créateur, gouvernant le monde directement et se révélant à l’homme par des prophètes successifs. Aussi, tant que l’islam fut entre les mains de la race arabe, c’est-à-dire-sous les quatre premiers califes et sous les Omeyyades, ne se produisit-il dans son sein aucun mouvement intellectuel d’un caractère profane. Omar n’a pas brûlé, comme on le répète souvent, la bibliothèque d’Alexandrie ; cette bibliothèque, de son temps, avait à peu près disparu ; mais le principe qu’il a fait triompher dans le monde était bien en réalité destructeur de la recherche savante et du travail varié de l’esprit.
Tout fut changé, quand, vers l’an 750, la Perse prit le dessus et fit triompher la dynastie des enfants d’Abbas sur celle des Beni-Omeyya. Le centre de l’islam se trouva transporté dans la région du Tigre et de l’Euphrate. Or ce pays était plein encore des traces d’une des plus brillantes civilisations que l’Orient ait connues, celles des Perses Sassanides, qui avait été portée à son comble sous le règne de Chosroès Nouschirvan. L’art et l’industrie florissaient en ces pays depuis des siècles. Chosroès y ajouta l’activité intellectuelle. La philosophie, chassée de Constantinople, vint se réfugier en Perse ; Chosroès fit traduire les livres de l’Inde. Les chrétiens nestoriens, qui formaient l’élément le plus considérable de la population, étaient versés dans la science et la philosophie grecques ; la médecine était tout entière entre leurs mains ; leurs évoques étaient des logiciens, des géomètres. Dans les épopées persanes, dont la couleur locale est empruntée aux temps sassanides, quand Roustem veut construire un pont, il fait venir un djathalik (catholicos, nom des patriarches ou évêques nestoriens) en guise d’ingénieur.
Le terrible coup de vent de l’islam arrêta net, pendant une centaine d’années, tout ce beau développement iranien. Mais l’avènement des Abbasides sembla une résurrection de l’éclat des Chosroès. La révolution qui porta cette dynastie au trône fut faite par des troupes persanes, ayant des chefs persans. Ses fondateurs, Aboul-Abbas et surtout Mansour, sont toujours entourés de Persans. Ce sont, en quelque sorte, des Sassanides ressuscites ; les conseillers intimes, les précepteurs des princes, les premiers ministres sont les Barmékides, famille de l’ancienne Perse, très éclairée, restée fidèle au culte national, au parsisme, et qui ne se convertit à l’islam que tard et sans conviction. Les nestoriens entourèrent bientôt ces califes peu croyants et devinrent, par une sorte de privilège exclusif, leurs premiers médecins. Une ville qui a eu dans l’histoire de l’esprit humain un rôle tout à fait à part, la ville de Harran, était restée païenne et avait gardé toute la tradition scientifique de l’antiquité grecque ; elle fournit à la nouvelle école un contingent considérable de savants étrangers aux religions révélées, surtout d’habiles astronomes.

Poids 90 g
Auteur

Renan Ernest

Éditeur

Collection La Petite Part