Les blessures fossiles

Depuis qu’un petit coquillage de mort s’est accroché à son sein, Yselle se découvre fragile et menacée d’étranges fêlures : elle se laisse emporter par des absences, des rêves, est de plus en plus tourmentée par la peur panique de la couleur rouge. Dans la solitude des séances de rayons, un flot de souvenirs et d’émois du passé l’assaille ; les uns sont heureux comme le plaisir de goûter l’eau de source de Trézaven, la cueillette des mûres, le charme poétique des récits de son grand-père, la promenade au phare ou la découverte du Christ jaune de Trémalo. Mais, dans la chambre noire de ses souvenirs, revient aussi de façon lancinante l’image d’un drame entraperçu par la petite Yselle, la disparition de sa mère. Un secret de famille dont il lui faudra explorer les blessures fossiles enfouies dans les cœurs et tapies dans les corps. Pour renaître à la vie.

 

Format : 12 x 17
Nombre de pages : 160 pages
ISBN : 978-2-84418-158-9
2008

Produit épuisé

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Entre deux houles, entre deux songes, mon corps dérive, il glisse sur les eaux d’une blancheur irréelle. La chambre est blanche, les draps sont blancs, mon corps s’est échoué. Une vague l’emporte – mon corps sans poids glisse et dérive, dérive, à la surface de mon lit. Par la fenêtre je perçois des atomes de vie qui s’emballent – des cimes d’arbres s’empressent au vent, des cris d’enfants, une mélodie en mineur. Et je m’envole, légère, entre des espaces morcelés qu’une magie efface. Où suis-je ? Dans une cour d’école ? J’ai six ans et j’ai cinquante ans, je flotte dans les âges. C’est la récréation, des petites filles aux joues d’un rouge d’airelle chantent une chanson basse sous des tilleuls.

Tout à coup : ce roulement cliquetant, frappant vitres et murs… Cling clang cling clang. Je me ratatine sous les draps. C’est un treuil au plafond qui est en train de s’activer. Cling clang cling clang. Un treuil ? Le bruit inquiétant quadrille l’air dans la chambre sans murs. Cling clang, étranges vocalises d’une poulie qui grince. C’est comme une mise en scène compliquée. Cling clang. Je suis sous la mer et je me noie dans des flots d’un blanc de céruse. Cling clang – c’est le bruit métallique de cette ancre marine que j’essaie d’attraper désespérément pour échapper à la noyade et qui ne cesse de s’éloigner de moi. J’ai dans la bouche des algues et du sable qui m’empêchent de crier. Mes cheveux bruns me collent au visage. Un adolescent-statue me regarde, songeur, tandis que je coule, entraînée vers le fond par mes vêtements. Il a une tête d’archange sombre. Soudain, ses bras deviennent des tentacules verts qui frémissent dans les grandes plaines de maerl blanc. Ses cheveux transparents où s’accrochent des coquillages ondulent en longs fils de soie. Et cette lumière émeraude de la mer sous l’orage, bordée d’écume blanche, me donne l’impression d’être quelque part le long de la côte, en Bretagne.
Pour l’heure, sur l’autre rive, le bruit de manivelle de métal s’arrête net. Mon corps résiste et esquisse un mouvement. Les mots d’une langue familière me reviennent : Ne bougez pas, vous venez d’être opérée dit une voix féminine rassurante. Je viens récupérer votre dossier après l’opération. Au plafond, le treuil s’est immobilisé. Une silhouette blanche saisit prestement un volumineux dossier dans la mallette qui est ouverte. L’odeur d’éther et de désinfectant de la chambre enivre mon cerveau. Je sens encore dans ma tête les bouillons bizarres laissés par les traces de l’anesthésie. Je perçois les miettes de ce temps nouveau rythmé par les allées et venues des femmes en blanc. Je comprends que je suis en train de me réveiller.
Plus tôt, je ne sais pas quand, s’est tenu un inquiétant conciliabule. J’aperçois autour de mon lit les femmes en blanc formant comme une escouade d’anges gardiens. Pourquoi s’évertuent-elles à parler un langage mystérieux où les mots de la vie se figent, semblent se perdre en tronçons de phrases charriés par des blocs de glace. Je serre les dents très fort pour qu’elles ne claquent pas. Je suis pénétrée par ce froid, je grelotte. Il y a d’infimes atomes d’angoisse dans l’air.
Et cet homme en blouse blanche, qui est-il ? Je lis, sur son badge : Docteur Yves Pontaven, Centre anticancéreux. Ah, oui, ce médecin qui m’a reçue en urgence la semaine dernière, cela me revient. Ce nom flotte un instant dans ma mémoire et fait remonter un souvenir de balade sur la côte, un rendez-vous d’amour sur les bords de l’Aven avec Jean-Sébastien. C’était il y a longtemps. Une brise de mer se met à souffler par enchantement, la petite chambre aux murs blancs disparaît. Je me retrouve sur une plage, au Pouldu. Des images défilent. C’est le travail des goémoniers que Jean-Sébastien et moi nous avions regardés pendant des heures. Ces gars de la mer tirant les charrettes et les chevaux prenaient bien de la peine dans ce cheminement anonyme, sabots contre sabots pour extraire ces moissons marines.

Plus loin, une vieille chapelle, un Christ jaune étrange ; peut-être bien celui peint par Gauguin ? Il s’envole dans un grand éclat de rire goguenard, à ses côtés, une paysanne bretonne à visage de Tahitienne me regarde, pleine d’attention ; le Christ se met à prononcer un mystérieux « sauve-toi » à mon adresse. Mon cerveau encore dilué dans les vapeurs anesthésiques hésite devant l’inattendu de la formule. S’agit-il d’une injonction à jouer les filles de l’air et à me défaire des fils de deux goutte-à-goutte transparents au-dessus de ma tête qui me donnent l’impression d’être prisonnière ? Je préférerais être à cent lieues d’ici et quitter ce cocon ripoliné et aseptisé de la chambre. Ou bien faut-il y voir une illumination secrète m’enjoignant de sauver ma vie quand il en est encore temps, l’objet du sauvetage, il n’y a plus de fuite possible, étant de toute évidence moi-même. Une sorte de « Connais-toi toi-même » de la dernière chance, je songe, rêveuse. Le piquant de l’affaire ne m’échappe pas : qu’une silhouette jaune fluo de crucifié hilare s’adresse à moi, qui, en bonne institutrice laïque, ai toujours regardé les choses de la religion comme des curiosités saint-sulpiciennes est bien étrange. Pas de doute, un événement grave est intervenu qui chamboule pas mal de choses.
Il me semble que tout se brouille, le jour et la nuit, l’échappée belle de tout à l’heure au pays de l’enfance, cette passerelle dans le hors-temps des amoureux. Le grand officiant, le cancérologue qui m’a reçue en urgence, carré comme une armoire ancienne, semble s’arc-bouter comme pour une mêlée de rugby. Il s’est approché. Oui, dit la voix du médecin qui prononce d’étranges mots incomplets : résultats d’analyses… tumeur can… un centimètr… sans mé… stase. Ça turbule dans mon cœur. Ce n’est donc pas un rêve. Je voudrais bien sortir de ce tunnel où j’ai l’impression de m’enfoncer. Séances de radiothérapie… Affection Longue Durée… Je sens que ces instants de rêve qui m’ont menée vers d’autres rives, celles de l’enfance et de la jeunesse, ont disparu. Le réel fait sa sale besogne de rappel. Une image s’impose, celle d’une mygale noire, petit monstre repoussant qui déploie sournoisement ses antennes et ses crochets vénéneux. J’ai laissé retomber ma tête sur l’oreiller. De longues minutes passent. Il attend un mot, une réaction. Je remue les lèvres. Seule une pauvre plainte hululée Aaouh ! parvient à sortir de ma bouche, grignotant un peu le gris plombé de l’angoisse. J’ai plus de cinquante ans mais je me sens comme une enfant emplie de terreur.