Le Professeur à la mode

Hugues Rebell (1867-1905) est un auteur qui sent le soufre et le stupre. Poète, romancier et nouvelliste, il manie l’ironie aussi bien que le fouet et darde puissamment son époque comme ses personnages. Hugues Rebell est un personnage hors norme, aux convictions politiques très nettes et sans ombrage. Fin observateur, il porte sur ses contemporains et leurs mœurs un regard acéré, sans compromis. Dans Le Professeur à la mode, il raille les travers des universitaires et le règne de l’inculture. Alors que dans Gringalette, il pointe la perfidie dont peut faire preuve l’enfant mais aussi la limite ténue entre bienveillance et mauvaises intentions.

 

Présenté par Vincent Gogibu

Format : 10,5 x 17
Nombre de pages : 62 pages
ISBN : 978-2-84418-390-3

Année de parution : 2019

6,50 

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LE PROFESSEUR A LA MODE

Mon Dieu ! J’aime,
Hors moi-même,
Tout ici.
Complainte de Quasimodo.

Si Hortensius avait subi les arrêts de l’ancienne justice et qu’il eût eu l’épaule marquée d’une fleur de lys, s’il avait ramé sur les galères du roi et que son dos se souvînt encore du bâton de la garde-chiourme, Hortensius n’aurait pas la honte qu’il éprouve de son passé.
Hortensius n’a pourtant ni assassiné, ni violé, ni dérobé, il n’a pas même vendu sa conscience ; mais il a commis dans sa jeunesse un acte dont les conséquences sont à ses yeux incalculables, et il tremble qu’on ne le lui rappelle, à présent que son importance d’homme de lettres lui vaut tous les honneurs de la cité. Moi qui connais son crime, dois-je le dire en un salon qu’il éblouit ce soir des grâces de son langage ? Je profite de ce qu’il a le dos tourné, je me penche vers vous et, dans un chuchotement aussi léger qu’un souffle, je vais vous confier cet important secret, pourvu, toutefois, que vous vouliez bien me promettre de ne le révéler à personne. Hortensius… (je n’ose achever) Hortensius… (j’hésite encore) Hortensius a fait partie de l’Université !
Ma confidence vous laisse froid : vous n’avez 1’air ni railleur, ni indigné. Il semble que vous ne conceviez pas l’énorme déshonneur qui écrase Hortensius. Hélas ! notre homme le conçoit pour vous. Voyez : en vain ai-je parlé bas, il a entendu mes paroles, il se retourne, la tête haute, et me lance un de ces regards féroces qui annoncent à l’adversaire qu’on va commencer à le combattre et qu’on prépare contre lui médisances, calomnies, conspirations.
Aussi, quel coup brutal ai-je donné à un rêve qui avait pris déjà tant de solidité ! En habit, une tasse de thé à la main, entre deux dames d’âge mûr, mais de noblesse acceptable, Hortensius se plaisait à imaginer qu’il était un roi de la Bourse, un prince de l’élégance, que sais-je ? un docteur à la mode, et voici qu’on lui rappelle, ô honte ! qu’il a été régent de collège !
Pourtant il oppose un visage souriant à la mauvaise fortune, il ne semble même pas avoir été atteint, tant il cache avec soin sa blessure : au surplus, qui pourrait, à l’entendre causer, deviner la bassesse de son origine ? Écoutons-le plutôt répondre à cette agréable personne qui, à l’aide de fards et de henné, voudrait faire oublier qu’elle est grand-mère, et qui, soucieuse de compléter les notes que M. Brunetière lui dictait autrefois, tient maintenant à interroger Hortensius sur Bossuet. « Oh ! Madame, dit-il, que me demandez-vous ? Un jugement ! rien que cela ; mais il serait prétentieux d’avoir même une opinion ! Et vous voudriez savoir ce que je pense de Bossuet ? En vérité je ne puis vous répondre ; je l’ai lu il y a si longtemps : au collège ! Ne me parlez que de mes contemporains. »
Malheureux Hortensius ! vainement voulez-vous cacher votre science et montrer votre esprit : vous ne pouvez dans la discussion conserver votre sang-froid ; et quand, sous le coup d’une émotion trop vive, vous déclarez La Rochefoucauld « un raté », on sait bien que vous avez tout lu, encore qu’on ne sache rien que vous ayez compris.
Quand Hortensius s’occupe des modernes, nul ne peut négliger ses commentaires. Tous s’approchent de lui pour ne perdre aucune de ses paroles. Alors, qu’on lui lance un auteur à disséquer. « Je ne le connais pas, répond-il avec assurance, il y a tant de gens qui écrivent aujourd’hui, il y a tant de vaniteux qui souhaitent d’occuper le monde avec une plaquette tirée à vingt-cinq exemplaires ! – Cependant, s’écrie son interlocuteur, l’écrivain dont je vous entretiens a publié dix volumes. – Tant pis ! j’estime l’homme d’un seul livre. » Et Hortensius cite Leconte de Lisle ; il cite aussi M. Victor Cherbuliez. Il les admire tous deux avec confiance et autorité. Il sait que sur le champ de bataille comme sur le terrain littéraire, c’est l’arrière-garde qui décide la victoire : il ne veut donc point marcher en éclaireur ; et, dans son effroi des jugements prématurés, il attend pour prononcer l’éloge d’un écrivain, qu’il soit mort ou, du moins, qu’il soit de l’Académie. Si Hortensius dédaigne la critique, il adore en revanche conter ses souvenirs. On devine, à l’entendre, qu’avant d’écrire il a vécu. Il a fréquenté dans tous les mondes, il connaît même, comme il l’avoue avec franchise, « quelques-unes de ces demoiselles… d’un commerce bien répugnant », ajoute-t-il en homme qui a épuisé les plaisirs. Par bonheur, Hortensius quelquefois n’a pas la mémoire morose. Il a soupé avec d’aimables Brésiliens, avec des Grecs courtois qui ne lui vidèrent point toutes ses poches. « Ah ! dit-il, si vous aviez entendu mon petit rasta s’écrier “Τόάπ” en songeant aux élégances parisiennes, c’était ineffable ! » Hortensius s’aperçoit qu’il a commis une imprudence ; il a prononcé un mot grec ; il rougit, balbutie. Si on allait se douter qu’il a enseigné les langues mortes dans sa jeunesse ! Le malheur est fait : on s’en doute, des voix de femmes babillent à ses oreilles : « Quoi ! M. Hortensius, vous savez donc le grec ! » Mais notre homme se remet vite et répond sans se troubler. « Non, Madame, je sais un peu de français, seulement. » O modeste Hortensius ! comme vous vous vantez aujourd’hui !
Cependant il voit venir des hommes qui connaissent son passé, d’anciens complices dont la présence lui cause autant de confusion qu’à un forçat libéré la vue de ses compagnons de chaîne. Ces graves professeurs se glorifient aujourd’hui de ce qui fut, jadis, la honte d’Hortensius ; et, s’imaginant que les relations du passé leur ont créé des droits sur cet homme célébré, ils ont formé le naïf dessein de l’arracher à son bataillon de dames nobles, ils l’entourent, ils le pressent de questions. On parle de la poésie antique, du lyrisme de Pindare, et un imprudent jette dans la causerie le nom de Sapho. « Mon Dieu ! dit Hortensius, l’imagination moderne a une tendance à embellir les scènes les plus vulgaires. Figurez-vous Yvette Guilbert se précipitant du haut de la jetée de Trouville. Serait-ce un spectacle si admirable ? » Et, avec une habileté prodigieuse, Hortensius saute du rocher de Leucade à Montmartre, admire les chanteuses de café-concert, loue Polin, décrit les cabarets de la Cigale et du Décadent.
N’allez pas croire toutefois qu’Hortensius soit un homme léger et futile. Il se doit à lui-même, il doit aux lecteurs de connaître la vie parisienne jusque dans ses crimes et ses misères, mais quand il retrace certaines scènes douloureuses à son cœur, c’est d’une main toujours zélée pour pratiquer le bien, toujours ardente pour combattre le vice. Les écrits d’Hortensius renferment même, à chaque paragraphe, une morale si excellente, qu’on croit volontiers, dans plusieurs groupes pieux, au christianisme de leur auteur. Hortensius pourtant n’est pas chrétien, car tenir une certitude, accepter des dogmes, avoir une foi, n’est-ce pas de la témérité, de l’orgueil même ! Hortensius ne veut avoir que de l’humilité, parce que cette vertu donne à ceux qui la pratiquent une sorte d’élégance qui sied bien à un homme du monde. Il n’est donc pas chrétien, mais il est près de le devenir ; le monde le souhaite, son entourage le réclame, et il y a, dit-on, trois évêques qui le recommandent aux prières de leurs fidèles, songeant au grand triomphe réservé à l’Église, le jour où Hortensius se convertira. Il ne se hâte point, mais encourage doucement une attente si flatteuse. Il avoue lui-même que si son esprit hésite encore à se soumettre, son cœur est déjà tout conquis. Certainement, s’il ne se convertit pas durant sa vie, on peut être sûr du moins qu’il demandera, en mourant, des funérailles chrétiennes. Hortensius l’a promis, et, à chaque instant, il prend soin, par des témoignages irrécusables, de montrer qu’il n’oublie point sa promesse. A-t-il, dans ses chroniques, à parler d’une danseuse, il trouvera moyen, à propos de cette artiste, de citer saint Paul ou saint Matthieu, et, dernièrement, dans un article consacré au pétomane, il confessait aux lecteurs ses sentiments religieux : « J’ai lu ces jours-ci l’Évangile, écrivait-il, je n’ai pas pleuré, mais j’en ai eu bonne envie. » Hortensius, avant tout, sait être discret. Voilà pourquoi, chez lui, selon le précepte divin, la main gauche ignore toujours les agissements de la main droite. Ce n’est pas lui qui fait la charité à la manière de Marceline, du haut d’une estrade, entre un pitre et une grosse caisse. Lorsque, dans un salon, la maîtresse du logis doit venir, une aumônière à la main, implorer pour les pauvres la générosité de ses amis, Hortensius la prévient et, brusquement, sans saluer personne, il s’esquive. Qu’il rencontre quelqu’un sur son passage : « Un ami m’attend, dit-il, nous devons aller au Bois en bicyclette. » C’est, dans l’après-midi, sa plus exquise façon de prendre congé.
Si parfois vous le rencontrez, tendant ses formes maigres sur sa machine en fer, filant à toute vitesse dans un nuage poudreux, dites-vous qu’il espère fuir, par cette course vertigineuse, les voix accusatrices qui le poursuivent, mêlées au bruit du vent dans les branches ou des roues heurtant les pierres du chemin, voix dont il ne peut étouffer les rumeurs sauvages et qu’il entend sans cesse répéter à son oreille l’obsédante parole : « Pédant ! Pédant ! Pédant ! »
Hugues Rebell.

Poids 90 g
Auteur

Rebell Hugues

Éditeur

Collection La Petite Part