Un drame au bord de la mer

Ce récit commence dans une sorte d’euphorie. Balzac y est un touriste heureux au bord de la mer, dans la presqu’île guérandaise, loin des soucis de la vie parisienne. à cette lumière qui baigne les premières pages va succéder une atmosphère, à la fois du paysage et de l’humain, de plus en plus sombre, où la violence, le crime et l’extrême douleur s’installent.
C’est l’histoire d’un infanticide, d’un père s’estimant trahi et qui dans un paradoxal excès de morale va tuer son fils. Balzac, de manière philosophique, nous amène à voir ici comment la pensée d’un homme sous l’emprise de codes sociaux trop rigoureux, d’ordres familiaux excessifs, génère des désordres aux conséquences dramatiques. à travers ce drame, Balzac nous dresse une peinture plus que jamais actuelle : la confrontation du rôle paternel et de l’évolution des moeurs de la Société.

 Format : 12×17
Nombre de pages : 64 pages
ISBN : 978-2-84418-262-3

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Année de parution : 2013

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Hommage et souvenir de l’auteur.

Les jeunes gens ont presque tous un compas avec lequel ils se plaisent à mesurer l’avenir ; quand leur volonté s’accorde avec la hardiesse de l’angle qu’ils ouvrent, le monde est à eux. Mais ce phénomène de la vie morale n’a lieu qu’à un certain âge. Cet âge, qui pour tous les hommes se trouve entre vingt-deux et vingt-huit ans, est celui des grandes pensées, l’âge des conceptions premières, parce qu’il est l’âge des immenses désirs, l’âge où l’on ne doute de rien : qui dit doute, dit impuissance. Après cet âge rapide comme une semaison, vient celui de l’exécution. Il est en quelque sorte deux jeunesses, la jeunesse durant laquelle on croit, la jeunesse pendant laquelle on agit ; souvent elles se confondent chez les hommes que la nature a favorisés, et qui sont, comme César, Newton et Bonaparte, les plus grands parmi les grands hommes.

Je mesurais ce qu’une pensée veut de temps pour se développer ; et, mon compas à la main, debout sur un rocher, à cent toises au-dessus de l’Océan, dont les lames se jouaient dans les brisants, j’arpentais mon avenir en le meublant d’ouvrages, comme un ingénieur qui, sur un terrain vide, trace des forteresses et des palais. La mer était belle, je venais de m’habiller après avoir nagé, j’attendais Pauline, mon ange gardien, qui se baignait dans une cuve de granit pleine d’un sable fin, la plus coquette baignoire que la nature ait dessinée pour ses fées marines. Nous étions à l’extrémité du Croisic, une mignonne presqu’île de la Bretagne ; nous étions loin du port, dans un endroit que le Fisc a jugé tellement inabordable que le douanier n’y passe presque jamais. Nager dans les airs après avoir nagé dans la mer ! ah ! qui n’aurait nagé dans l’avenir ? Pourquoi pensais-je ? pourquoi vient un mal ? qui le sait ? Les idées vous tombent au cœur ou à la tête sans vous consulter. Nulle courtisane ne fut plus fantasque ni plus impérieuse que ne l’est la Conception pour les artistes ; il faut la prendre comme la Fortune, à pleins cheveux, quand elle vient. Grimpé sur ma pensée comme Astolphe sur son hippogriffe, je chevauchais donc à travers le monde, en y disposant de tout à mon gré. Quand je voulus chercher autour de moi quelque présage pour les audacieuses constructions que ma folle imagination me conseillait d’entreprendre, un joli cri, le cri d’une femme qui vous appelle dans le silence d’un désert, le cri d’une femme qui sort du bain, ranimée, joyeuse, domina le murmure des franges incessamment mobiles que dessinaient le flux et le reflux sur les découpures de la côte. En entendant cette note jaillie de l’âme, je crus avoir vu dans les rochers le pied d’un ange qui, déployant ses ailes, s’était écrié :

– Tu réussiras ! Je descendis, radieux, léger ; je descendis en bondissant comme un caillou jeté sur une pente rapide. Quand elle me vit, elle me dit :

– Qu’as-tu ? Je ne répondis pas, mes yeux se mouillèrent. La veille, Pauline avait compris mes douleurs, comme elle comprenait en ce moment mes joies, avec la sensibilité magique d’une harpe qui obéit aux variations de l’atmosphère. La vie humaine a de beaux moments ! Nous allâmes en silence le long des grèves. Le ciel était sans nuages, la mer était sans rides ; d’autres n’y eussent vu que deux steppes bleus l’un sur l’autre ; mais nous, nous qui nous entendions sans avoir besoin de la parole, nous qui pouvions faire jouer entre ces deux langes de l’infini, les illusions avec lesquelles on se repaît au jeune âge, nous nous serrions la main au moindre changement que présentaient, soit la nappe d’eau, soit les nappes de l’air, car nous prenions ces légers phénomènes pour des traductions matérielles de notre double pensée. Qui n’a pas savouré dans les plaisirs ce moment de joie illimitée où l’âme semble s’être débarrassée des liens de la chair, et se trouver comme rendue au monde d’où elle vient ? Le plaisir n’est pas notre seul guide en ces régions. N’est-il pas des heures où les sentiments s’enlacent d’eux-mêmes et s’y élancent, comme souvent deux enfants se prennent par la main et se mettent à courir sans savoir pourquoi. Nous allions ainsi. Au moment où les toits de la ville apparurent à l’horizon en y traçant une ligne grisâtre, nous rencontrâmes un pauvre pêcheur qui retournait au Croisic ; ses pieds étaient nus, son pantalon de toile était déchiqueté par le bas, troué, mal raccommodé ; puis, il avait une chemise de toile à voile, de mauvaises bretelles en lisière, et pour veste un haillon. Cette misère nous fit mal, comme si c’eût été quelque dissonance au milieu de nos harmonies. Nous nous regardâmes pour nous plaindre l’un à l’autre de ne pas avoir en ce moment le pouvoir de puiser dans les trésors d’Aboul-Casem. Nous aperçûmes un superbe homard et une araignée de mer accrochés à une cordelette que le pêcheur balançait dans sa main droite, tandis que de l’autre il maintenait ses agrès et ses engins. Nous l’accostâmes, dans l’intention de lui acheter sa pêche, idée qui nous vint à tous deux et qui s’exprima dans un sourire auquel je répondis par une légère pression du bras que je tenais et que je ramenai près de mon cœur. C’est de ces riens dont plus tard le souvenir fait des poèmes, quand auprès du feu nous nous rappelons l’heure où ce rien nous a émus, le lieu où ce fut, et ce mirage dont les effets n’ont pas encore été constatés, mais qui s’exerce souvent sur les objets qui nous entourent dans les moments où la vie est légère et où nos cœurs sont pleins. Les sites les plus beaux ne sont que ce que nous les faisons. Quel homme un peu poète n’a dans ses souvenirs un quartier de roche qui tient plus de place que n’en ont pris les plus célèbres aspects de pays cherchés à grand frais ! Près de ce rocher, de tumultueuses pensées ; là, toute une vie employée, là des craintes dissipées ; là des rayons d’espérance sont descendus dans l’âme. En ce moment, le soleil, sympathisant avec ces pensées d’amour ou d’avenir, a jeté sur les flancs fauves de cette roche une lueur ardente ; quelques fleurs des montagnes attiraient l’attention ; le calme et le silence grandissaient cette anfractuosité sombre en réalité, colorée par le rêveur ; alors elle était belle avec ses maigres végétations, ses camomilles chaudes, ses cheveux-de-vénus aux feuilles veloutées. Fête prolongée, décorations magnifiques, heureuse exaltation des forces humaines ! Une fois déjà le lac de Bienne, vu de l’île Saint-Pierre, m’avait ainsi parlé ; le rocher du Croisic sera peut-être la dernière de ces joies ! Mais alors, que deviendra Pauline ?