CECILE
Le dit de Cécile :
Avant, j’étais quelque part. Dans un monde sans lumière et sans bruit. Rond. Chaud. Mouvant. Portée par les courants. A cause de ce monde-là, plus tard, je passerais à travers tout : les murs, les plantes, les arbres, le sable, la poussière, les nuages. Quelque chose clapoterait au fond de moi. J’aurais envie de pleurer pour un rien et souvent. Le goût des larmes me rappellerait celui de l’Océan. Une grande lame pleine de vagues me soulèverait, m’emporterait, m’inonderait. Le cœur, la tête, le corps tout entier y passeraient. La mer est faite de milliers de gouttelettes. Moi aussi.
Un matin, j’émergerais de la nuit et du silence. Frêle et fripée. Rouge et minuscule. Inachevée. Avec des lignes bleues entrelacées autour des poignets. Et d’autres lignes bleues dessinées à fleur de peau sur les tempes, là où bouillonne la vie.
Ce serait l’hiver et ce serait la guerre.
Mon père s’appellerait Yves, ma mère Irène. Je les aurais choisis depuis longtemps. Depuis Avant. Et même au-delà. Avant le monde sans lumière et sans bruit qui était le mien.
Moi, on m’appellerait Cécile. J’aurais une famille dans laquelle je me sentirais bien, un pays, une maison. Entre les murs de la maison flotterait une odeur que je reconnaîtrais entre toutes: mélange de brume, d’herbe coupée, d’eau salée, de sable et de vase.
Ce serait ma maison et je l’aimerais. J’en aurai d’autres mais c’est elle que je préférerais.
Je deviendrais alors une petite fille pleine de rires et de larmes. A cause de ces drôles d’années de cendre qui me voleraient mon enfance. Je grandirais. Je retrouverais parfois le monde d’Avant. Flou. Fugitif. Je le toucherais du doigt. La mer ne m’aurait pas quittée, elle sommeillerait seulement au fond de moi
Je m’endormirais avec elle et la petite fille que je serais devenue pleurerait sans bruit au matin :
– Je m’appelle Sarah.
Et j’ajouterais :
– Je m’appelle Atlantique.
Puis j’oublierais.
Le dit de Cécile.
J’ai six ou sept ans, je me promène souvent dans ma mémoire juste avant de m’endormir. J’avance pas à pas. Je retourne à des odeurs familières, odeurs de sureaux et de hannetons, odeurs de groseille et de laurier. Je leur dis à voix basse ma crainte de ne plus les retrouver et puis je les rassure et je me rassure » je reviendrai…je reviendrai… « .
Je remonte plus loin encore, les yeux fermés. J’ai l’impression d’avoir vécu depuis longtemps. Je veux tout prendre, tout retenir, tout garder dans mes bras. Pour qui ? Pour quoi ?
J’ai huit ou neuf ans, je suis prise au piège dans cette vie. Je sens grandir la petite fille qui est en moi. Elle frappe, se débat, veut me parler, se hisse jusqu’à la hauteur de mes yeux, à l’intérieur de moi. Elle veut sortir. Elle veut dire.
Elle dit « Ecris ».
Je suis prête, je sors mon carnet à spirale caché sous mon oreiller avec le crayon de bois coincé dans la spirale. Je m’assois dans mon lit, suce la mine du crayon et j’écris ce qu’elle dit et ce qu’elle voit par mes yeux : une eau trouble entre les hautes herbes, des gens qui courent et puis des chiens qui flairent ses traces, des voix qui surgissent de partout autour d’elle – et de moi ?-
J’écris toute la nuit. Poussée par la petite fille qui est en moi et qui est capable de rester des heures, des jours, des semaines et des mois sans bouger, sans m’appeler, sans rien me demander que d’être là et d’attendre qu’elle se lève et regarde par mes yeux.
J’écris depuis des années.