Le Corps de l’écrivain

«… je serais partie sur la route, à la fin de l’été – décision qui tenait autant à ma lecture de Kerouac qu’à la certitude que j’avais de devoir en passer par une nuit de l’âme durant laquelle je serais enfin défaite des formules, des sentences, de tout ce qu’il faut écrire mal avant de parvenir à écrire vraiment, dit Williams Burroughs : espèce d’ordalie, ou la redoutable épreuve de la mutité, durant laquelle on casse sa voix en essayant de chanter, tout en sachant qu’un jour on la retrouvera, cette voix, et qu’on chantera alors comme on n’avait jamais chanté jusqu’ici – cette espérance immuable étant ce qui me soutenait, tandis que je remontais jour après jour la façade atlantique, devenue un « terrible marcheur », comme Rimbaud – du moins voulais-je me voir ainsi, inca-pable de me soustraire à la littérature, – laquelle ne m’avait en fait jamais quittée vraiment, admettais-je en renfonçant dans mon sac à dos des carnets de notes tout neufs – et répondant, lorsqu’on me demandait où j’allais, que je me rendais en Bretagne pour y refaire le trajet de l’écrivain américain Jack Kerouac, quand celui-ci s’était rendu à Brest en 1965, sur les traces de son ancêtre breton. »

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Format : 14×20,5
Nombre de pages : 158 pages
ISBN : 978-2-84418-445-0

Année de parution : 2023

17,50 

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Extrait 1

Damour n’était pas devenu plus beau après ça, malgré la paix, concluaient les tantes, puisque la seconde moitié du siècle avait déposé ses alluvions aux entrées du village sous les formes d’une salle des fêtes, d’un terrain de football, de trois ronds-points et de deux lotissements dont elles moquaient les prétentieux jardins décorés de nains et de moulins en faïence, lorsqu’elles m’emmenaient au cimetière à la sortie du village, en empruntant une piste entre deux champs de maïs où je prenais plaisir à entendre sous nos semelles le petit bruit adhésif du goudron qui fondait au soleil tout en les écoutant déclarer qu’il était encore heureux que des tracteurs écrasassent de temps en temps sur cet affreux goudron des galettes de terre qui empêchaient qu’on oubliât tout à fait que l’homme vit entouré de terre, qu’il marche les deux pieds sur terre et qu’il finira rangé dans un trou de terre, disaient-elles en ouvrant les grilles du cimetière où j’allais attendre à l’ombre du porche qu’elles aient fini leurs allées et venues avec les arrosoirs, appuyant sur mes lèvres une barbe-de-maïs que je m’étais collée en guise de moustache et qui ne voulait pas tenir, guettant à mes pieds la mer de lumière jaune dans laquelle il me faudrait bientôt revenir de mauvais gré, traînant les pieds derrière les tantes jusqu’à la maison, sous le ciel horizonné d’une trop forte lumière, envahie par la fièvre – cette fièvre sans laquelle une journée n’était pas tout à fait normale pour moi et qui m’obligeait, arrivée à la maison, à aller me coucher pour une sieste dont je me relevais hébétée quelques heures plus tard, les cheveux collés par la sueur, mais refusant d’aller me laver, appréciant le dépôt de ma transpiration sur ma peau, aimant être sale, à l’époque, petite souillon aux cheveux gras et aux ongles crasseux de la terre que j’allais gratter au fond du jardin en me racontant à demi-voix des histoires sans queue ni tête, assise sous deux pins parasols d’où je considérais le monde avec satisfaction, persuadée de me trouver en Océanie, – laquelle n’avait de rapport avec les terres du Pacifique que dans un rêve où les aiguilles de pin autour de moi devenaient le sable d’une plage, la maison au bout du jardin, une paillotte, et le contraste entre les herbes hautes et la pelouse tondue, la barre de ces ressacs qui défendent les îles, là-bas, en heurtant la déclivité des fonds ; les pommes de pins s’ouvraient en craquant dans la chaleur, chutaient ; je les ramassais pour en extraire les pignes dont je savais qu’elles entrent dans la composition de ces petits gâteaux délicieux, une spécialité des Landes, qu’on appelle là-bas des pignons et dont notre grand-mère nous régalait durant les vacances, aimant nous bourrer de « douceurs », comme elle disait en nous offrant aussi des financiers, une spécialité de Mont-de-Marsan, espèce de madeleine au citron en forme de fleur qu’elle achetait dans une épicerie fine de Saint-Sever où elle se fournissait également en rillettes et en confits de canard qu’elle nous préparait à l’orange ou bien avec de la piperade et que j’allais digérer sous mes pins en regardant de loin la partie taillée du jardin où les adultes allongés sur des chaises longues discutaient de politique et de décadence et me semblaient plus lointains que les lents nuages qui se défaisaient dans le bleu du ciel ; renversant la tête vers l’azur, je regardais la lumière jusqu’à ce qu’un éblouissement me tire des larmes, qui m’obligeait à me rasseoir brusquement, les yeux fermés et secouant la tête ; je me levais, me mettais à trépigner, geignant, grimaçant, tirant la langue, serrant les poings – jusqu’à ce qu’un adulte me rappelle avec des cris pour me dire de ne pas rester là, de me mettre à l’ombre, que j’allais encore attraper la fièvre et qu’il ne faudrait pas que je vienne me plaindre après – sans comprendre qu’avec ces gestes insensés j’essayais en quelque sorte de « tuer le temps », dans ce jardin landais où je redoutais que ce ne soit lui qui ne me tue, lorsque j’allais voir le cadran solaire au-dessus de la porte d’entrée et restais là, immobile, absorbée par une peur que je regardais croître en moi en même temps que le hurlement qui me délivrait enfin ; sautant en l’air, je partais en galopant vers la véranda où j’entrais agitée et rouge, chouinant, les adultes me demandant avec agacement ce que j’avais encore – à quoi je répondais par des bredouillis qui faisaient mes parents hausser les épaules, dire que je n’étais pas normale décidément, « une petite nouille, une retardée », tandis que les tantes m’entraînaient dans la cuisine pour me donner de l’orangeade et en cachette, des pièces de monnaie, en me demandant de leur expliquer, à elles, ce qui m’effrayait à ce point… mais comment aurais-je pu leur expliquer ce que c’était que ma grande peur du Temps…?

Extrait 2

En quoi je me vantais : ce n’était qu’un îlot de sable et de cailloux ombragé par quelques buissons, dans un méandre du fleuve, et accessible seulement en période de basses eaux ; j’y régnais solitairement l’été, et les week-end d’automne, arpentant ma terre de long en large, couronnée d’une espèce de couronne d’épines que je m’étais fabriquée avec des pousses de ronces molles, tenant à la main la massette d’un roseau dont je me donnais quelquefois des coups sur la tête en imaginant que j’étais le Christ dans le prétoire de Pilate ; le soir venu je regagnais la rive, me procurant auprès des ronciers des égratignures dont je regrattais les petites croûtes avec volupté pendant toute la semaine, en classe, appréciant les minuscules chapelets roses qu’elles laissaient sur la peau – toujours moins laids que les plaies que mes camarades s’infligeaient sur les mains, cette année-là où la mode au collège était de se couper la peau des articulations avec des ciseaux, façon d’échapper au grand ennui scolaire, de se prouver qu’on était vivant, qu’on n’allait pas partir, se tuer comme le jeune forgeron qui s’était pendu dans sa forge après-guerre, dans la plaine de la Filhole, à trois cent mètres de mon île, lorsque la jeune fille qu’il aimait s’était fiancée avec un autre – cette forge étant depuis abandonnée au lierre, aux orties et aux graminées, ainsi qu’aux tags et aux détritus qui prouvaient qu’on y venait toujours, pourtant, et pas le fantôme du pendu mais des jeunes bien vivants, tels ceux que je découvrais ce samedi d’après une rentrée scolaire – ou plutôt qui me découvraient, moi, en train de pisser dans un recoin de la salle crevée, le pantalon sur les chevilles, et qui se mettaient à ricaner en me reconnaissant, m’appelant la bègue, bouffonnant, imitant un imaginaire langage des signes tandis que je me relevais en souriant faiblement, entrée dans la grande patience de la victime et décidée à m’exposer toute entière dans ce que j’appelais à part moi mon idiotie et qu’ils appelaient, eux, « une différence » devant quoi il fallait être « tolérant », raillait l’un des garçons en fouillant son sac pour en tirer une canette de bière qu’il me lançait et que je laissai échapper au vol, me baissant pour la ramasser avant de me relever, la face rouge, mais résolue à subir le supplice jusqu’au bout, à ne pas m’enfuir, à boire cette bière et même à m’asseoir au milieu d’eux et à tirer sur le joint qu’ils me présentaient, aspirant plusieurs bouffées avec force – prise quelques instants plus tard d’une nausée que j’allais soulager à l’extérieur en projetant mon vomi sur les herbes avant de m’asseoir sur le chemin de terre, sonnée, sans répondre au gendarme qui se trouvait tout à coup là et me lançait avec commisération que ça n’avait pas l’air d’aller bien fort, comme si c’était la première fois, disait-il d’un ton qui semblait suggérer que je lui explique la cause de cette première fois que j’ai mimée avec deux doigts en faisant semblant de tirer sur une cigarette tandis qu’il murmurait en haussant les épaules : « La fumette, je vois », avant de déclarer que nous allions attendre ici tous les deux, le temps que ses collègues qui étaient entrés dans la ruine ressortent avec les autres qu’il m’invitait bientôt à rejoindre en lançant d’un ton jovial, comme j’émettais des bégaiements précipités : « Allez, pas de panique, on ne meurt pas de honte, va ! » tandis que je me mordais la langue, les larmes aux yeux, en marchant vers le fourgon garé à l’extrémité du sentier où ils nous faisaient bientôt entrer un par un en nous appuyant sur la tête, moi grimpant la dernière en sentant la main de mon gardien s’attarder sur ma nuque qu’elle flattait et tapotait plusieurs fois, comme on rassure un animal rétif, avant de se retirer tandis que mon cœur se mettait soudain à battre à coups redoublés, non plus seulement sous l’effet de la panique mais de l’état nerveux, pénible et inexpliqué qui me saisissait depuis quelques mois plusieurs fois par jour et que jusqu’ici j’avais vaguement cru être corrélé au fait d’être bègue et retardée, tout en redoutant qu’il ne s’agisse d’une maladie plus grave dont je n’osais pourtant dévoiler les symptômes à ma mère, n’ayant donc à opposer à ces crises qui me serraient le ventre que la patience, la lecture, l’activité sportive – et cet après-midi, les mots par lesquels je pouvais enfin les nommer le désir sexuel, me disais-je, la tête baissée, sans oser regarder le gendarme qui s’était assis à côté de moi en fermant la portière et dont le contact faisait de moi un grand buisson de lumière – affolée par les battements de mon cœur et redoutant de me remettre à vomir, tout en me demandant pourquoi personne ne parlait, persuadée que tout le monde me regardait scintiller sur mon siège, – fixant mes mains menottées sur mes genoux en imaginant avec désespoir l’épreuve par laquelle il allait bientôt me falloir en passer au commissariat : celle du parler, puisque j’étais bègue et que le stress ruinait instantanément mes efforts d’articulation, je le savais, n’avais-je pas revécu suffisamment de fois cette situation depuis que j’avais bêtement cru, à l’âge de cinq ans, être délivrée de mon infirmité par une opération des amygdales, confondant les causes et les effets, à l’époque, croyant par rapprochement avec le mot mygales que ces mystérieuses amygdales étaient des araignées installées au fond de ma gorge que je tâchais vainement d’entrevoir, lorsque j’ouvrais la bouche devant les glaces en m’éclairant avec une lampe de poche – et qu’on m’ôterait pendant l’été afin que je sois tranquille pour ma première rentrée scolaire, disaient mes parent qui me promettaient qu’après cela je n’aurais plus de fièvre chaque semaine comme ç’avait été le cas jusqu’ici, ma mère me conduisant donc un jour dans une clinique où des poissons, dans l’aquarium de la salle d’attente, ouvraient des bouches aussi énormes que celle que je ferais une heure plus tard sur la table d’opération, les lèvres distendues par un élastique, me répondrait-on lorsque je demanderais comment les docteurs avaient fait pour atteindre le fond de ma bouche – l’explication me laissant mécontente et humiliée – d’apprendre que j’avais bâillé comme un poisson ! – et après ça, craignant que ma bouche ne s’ouvre toute seule dans mon visage, je m’efforcerais de la tenir serrée en permanence, surtout à l’école où j’avais fait ma rentrée et où les autres enfants me demandaient pourquoi je n’arrivais pas à parler comme eux, en m’informant que la maîtresse leur avait recommandé de se montrer gentils envers moi ; ce qu’ils faisaient d’ailleurs, me présentant aux nouveaux avec solennité, comme une espèce de mascotte bizarre : « Elle est bègue »…