Correspondance (1927-1967) Les Paradoxes d’une amitié

Ces deux hommes, Jean Guéhenno et Louis Guilloux – l’essayiste et le romancier – que bien des éléments rapprochent à différents endroits de cette correspondance ont, en fait, de nombreuses divergences, qui tiennent en partie à l’essence même de leurs talents respectifs et à leurs buts : ambition sociale, pour le premier et ambition littéraire, pour le second. Ce que nous dit leur correspondance, empreinte d’une véritable amitié faite de connivence et confiance, c’est le caractère singulier des tempéraments. Homme de revue, Guéhenno est régulier, ponctuel. Plongé dans l’actualité, il ne comprend pas toujours Guilloux qui, lui, suit son actualité romanesque. Écrivain avant tout, il accorde à son œuvre la priorité absolue. De là, son « prodigieux égoïsme » lors de la rédaction de ses œuvres. Guéhenno est d’abord l’homme d’un combat qui l’occupe son existence durant : celui de la dignité de l’homme par l’éducation. Leur forme de combat est différente et leur amitié en a souffert. « Compagnons » ou « frères d’échoppe », n’ont-ils pas pourtant, par des chemins détournés, proclamé, tous deux, la grandeur des humbles ?

Format : 12 x 17
Nombre de pages :
 736 pages
ISBN :
 978-2-84418-154-1

Année de parution : 2011

21,00 

Catégorie :

1927

1.

Louis Guilloux à Jean Guéhenno
1 Rue Duguay-Trouin
Saint-Brieuc
10 mars [19]27

Cher Ami,

Je vous appelle ainsi, car je sais que vous êtes mon ami comme je suis le vôtre, et quand j’ai lu l’autre jour la copie de votre lettre qu’Halévy m’avait envoyée, pourquoi ne vous dirai-je pas que je me suis mis à pleurer et que je vous ai appelé frère ? C’est un hasard prodigieux que celui d’une pareille rencontre, d’une pareille communauté. Comme votre lettre m’a touché ! et comme je désire vous connaître. Je vous donne mes récits avec une grande joie. Bientôt, je vous enverrai la fin, que je revois en peu en hâte, et où il manque encore quelques pages. Je ne puis vous dire combien je suis ému. J’ai écrit tout cela, vous le pensez bien, avec un cœur lourd, mais avec l’espoir d’alléger un peu le cœur des autres. Mais l’idée que ces récits seront publiés, qu’ils seront lus, m’effraye. Je ne puis dire comment. Pardonnez-moi de vous écrire si mal, de vous dire si maladroitement les choses. J’irai sans doute à Paris au début d’avril. Halévy me dit que vous viendrez peut-être ?

Je suis votre profondément.

Louis Guilloux

***
2.

 

Jean Guéhenno à Louis Guilloux
[14 mars 1927]

Mon cher ami,

Merci de votre bonne lettre. Merci de me donner si généreusement votre confiance et votre amitié. Je tâcherai de les mériter et nous ferons, j’en suis sûr, de bonne besogne ensemble. Oui ce fut une singulière chose que notre rencontre. D. Halévy aura dans cette histoire joué le rôle de Socrate.1 Il s’entend merveilleusement à rapprocher les amis. Moi aussi, j’ai grand hâte de vous rencontrer. Je serai le samedi 9 avril à Paris. J’y puis être même dès le vendredi soir 8 avril. (mais je le quitterai dès le samedi soir, en route (je l’espère du moins) vers un petit village du midi, le pays de ma femme. Pouvez-vous être à Paris à ce moment-là ? Nous lirons bientôt, n’est-ce pas, la fin de votre récit. Ce fera un beau livre très émouvant et donnera occasion à ceux qui voudront bien lire nos cahiers de penser aux seules choses importantes. Vous savez ce que seront nos cahiers. Nous sommes là un groupe de gens assez différents. à certains il pourra sembler que nous nous sommes associés pour nous battre. Je sais bien pour moi qu’il n’y a pas entre nous que des contradictions, et par exemple que le même souci d’une vie un peu haute par les autres et pour nous-mêmes nous rassemble et nous unit. Puisque les camarades ont bien voulu me confier la gérance de ces cahiers, je serais content qu’on pût dégager de leur ensemble la définition d’un humanisme nouveau, élargi, généreux, populaire. Les cahiers que j’ai déjà retenus sont le Cervantès de notre ami Martel, un Ménilmontant de Garric, un Esprit de Genève de De Traz. Je prépare moi-même un Carnet de Caliban. Mais je travaille dans des conditions difficiles, je suis souvent éreinté, par mon métier, et je ne publierai ce « carnet » dans notre série que si mes camarades m’assurent qu’il est en effet « publiable ». Le cahier de Martel sortira dans la semaine après Pâques ; c’est un beau livre, d’un élan, d’une rapidité souvent admirables. Je le ferai précéder d’une information générale aux cahiers que je viens d’écrire. Je suis sûr que, si nous sommes un peu aidés – et nous le serons, nous le sommes, avec une merveilleux désintéressement par Daniel Halévy – nous ferons une belle chose. Je vous saurai gré de me communiquer les idées que vous pourriez avoir concernant la vie de ces cahiers. Je demande à tous mes amis de m’aider, de me dire leurs pensées. Il faudrait pour bien mener une telle entreprise être présent – partant, à tout. Et puis, il faudra nous aider à trouver des abonnés. Je vous ferai envoyer des prospectus.
Merci encore, vous ne vous êtes pas trompé.

Je suis à vous très amicalement.

J. Guéhenno 14.3.[19]27 87, rue Delespaul. Lille

***

3.

 

Louis Guilloux à Jean Guéhenno

Saint-Brieuc 22 mars [19]27

Mon cher Ami, je pensais vous renvoyer d’un moment à l’autre la fin de mon manuscrit, mais voilà que je suis de nouveau en retard, grâce à la difficulté de faire taper tout cela. C’est pourquoi j’ai tardé à répondre à votre si bonne lettre, et à vous faire part de la joie qu’elle m’a donnée. Plus grande encore sera ma joie de vous voir. Sans doute, serai-je à Paris avant vous. Je vous écrirai d’ailleurs avant de partir, pour fixer rendez-vous. Je suis avec vous, avec vos cahiers, profondément. Je suis certain que ce que vous entreprenez sera beau. Mes idées ! Elles sont simples. Dans ce domaine, aucun à peu près, mais une absolue rigueur. Il faut décidément prendre le parti de l’esprit. Mais c’est le parti que nous prenons. La vie des cahiers ? Ils vivront d’eux-mêmes, si nous sommes vivants. Envoyez-moi des prospectus. Chargez-moi de tout ce que vous pensez pouvoir me charger. Je suis entièrement à votre discrétion. Il faudra que vous parlions de tout cela. Je ne sais pas écrire de lettres. Dans une lettre, je dis beaucoup de bêtises. Notre époque est magnifique, ne trouvez-vous pas ? Tout change. Je pense avec émotion à ces admirables jeunes gens que je voyais à Paris, si pleins de vie, de talent, d’émotion. La niaiserie littéraire de notre temps pourrira toute seule, et bientôt. Mais je crois que nous verrons des choses magnifiques – et mieux – que nous en ferons. Des jeunes hommes comme Julien Green, ou mon ami Henri Petit, ont certainement une grande destinée à remplir. Je me réjouis de vous voir bientôt. Je voudrais connaître l’introduction générale aux Cahiers que vous avez écrite pour le livre de notre malheureux ami Martel, dont vous avez sans doute appris la mort. Je le voyais beaucoup à Toulouse, l’été dernier. Nous nous étions liés, par Halévy, et je l’aimais. Je vous remercie encore de votre lettre, et m’excuse de vous écrire si peu. Mais il faut que j’en finisse avec ce manuscrit, et aussi, un autre gros travail, une traduction, que je dois remettre en avril. Je suis votre, très amicalement, en grande impatience de vous voir.

Louis Guilloux