Le désespéré

Préface de Joseph Peyronnet

Si Le désespéré a bien la forme d’un roman, pour respecter l’engagement contracté auprès de son éditeur, il décrit avant tout, selon les propres termes de Bloy, ” l’écrasement d’un homme supérieur par une société infâme “. L’intrigue est reléguée au second plan, au profit des imprécations qu’assène contre l’injustice et la médiocrité de son temps – et de tout temps – cet inlassable Don Quichotte chrétien, dans une langue d’une audace implacable qui préfigure Louis-Ferdinand Céline.

Bloy est un “procédé” au sens dostoÏevskien du terme, qui se veut ” joailler de malédiction ” et se proclame ” blasphémateur par amour “. Car il est question d’amour dans ce singulier roman qui, si nourri qu’il soit de pensée chrétienne, n’a ni l’austérité douloureuse d’un Georges Bernanos, ni la morgue pompeuse d’un Paul Claudel, en qui on a pourtant vu parfois les continuateurs de Léon Bloy.


Format : 12×17
Nombre de pages : 480 pages
ISBN : 978-2-84418-066-7

 

Année de parution : 2004

18,00 

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«Quand vous recevrez cette lettre, mon cher ami, j’aurai achevé de tuer mon père. Le pauvre homme agonise, et mourra, dit-on, avant le jour.

Il est deux heures du matin. Je suis seul dans une chambre voisine, la vieille femme qui le garde m’ayant fait entendre qu’il valait mieux que les yeux du moribond ne me rencontrassent pas et qu’on m’avertirait» quand il en serait temps.

«Je ne sens actuellement aucune douleur ni aucune impression morale nettement distincte d’une confuse mélancolie, d’une indécise peur de ce qui va venir. J’ai déjà vu mourir et je sais que, demain, ce sera terrible. Mais, en ce moment, rien ; les vagues de mon cœur sont immobiles. J’ai l’anesthésie d’un assommé. Impossible de prier, impossible de pleurer, impossible de lire. Je vous écris donc, puisqu’une âme livrée à son propre néant n’a d’autre ressource que l’imbécile gymnastique littéraire de le formuler.

Je suis parricide, pourtant, telle est l’unique vision de mon esprit ! J’entends d’ici l’intolérable hoquet de cette agonie qui est véritablement mon oeuvre, – oeuvre de damné qui s’est imposée à moi avec le despotisme du destin !

Ah ! le couteau eût mieux valu, sans doute, le rudimentaire couteau du chourineur filial ! La mort, du moins, eût été, pour mon père, sans préalables années de tortures, sans le renaissant espoir toujours déçu de mon retour à l’auge à cochons d’une sagesse bourgeoise ; je serais fixé sur la nature légalement ignominieuse d’une probable expiation ; enfin, je ne resterais pas avec cette hideuse incertitude d’avoir eu raison de passer sur le cœur du malheureux homme pour me jeter aux réprobations et aux avanies démoniaques de la vie d’artiste.

Vous m’avez vu, mon cher Alexis, coiffé d’une ordure cylindrique, dénué de vêtements, de souliers, de tout enfin, excepté de l’apéritive espérance. Cependant, vous me supposiez un domicile conjecturable, un semblant de subsides intermittents, une mamelle quelconque aux flancs d’airain de ma chienne de destinée et vous ne connûtes pas l’irréprochable perfection de ma misère.

En réalité, je fus un des Dix-Mille retraitants sempiternels de la famine parisienne, – à qui manquera toujours un Xénophon, – qui prélèvent l’impôt de leur fringale sur les déjections de la richesse et qui assaisonnent à la fumée de marmites inaccessibles et pénombrales la croûte symbolique récoltée dans les ordures.

Tel a été le vestibule de mon existence d’écrivain, – existence à peine changée, d’ailleurs, même aujourd’hui que je suis devenu quasi célèbre. Mon père le savait et en mourait de honte.

Excellent théologien maçonnique, adorateur de Rousseau et de Benjamin Franklin, toute sa jurisprudence critique était d’arpenter le mérite à la toise du succès. De ce point de vue, Dumas père et Béranger lui paraissaient des abreuvoirs suffisants pour toutes les soifs esthétiques.

Il me chérissait, cependant, à sa manière. Avant que j’eusse fini de baver dans mes langes, avant même que je vinsse au monde, il avait soigneusement marqué toutes les étapes de ma vie, avec la plus géométrique des sollicitudes. Rien n’avait été oublié, excepté l’éventualité d’une pente littéraire. Quand il devint impossible de nier l’existence du chancroïde, sa confusion fut immense et son désespoir sans bornes. Ne discernant qu’une révolte impie dans le simple effet d’une intransgressable loi de nature, mais absolument pénétré de son impuissance, il me donna, néanmoins, une dernière preuve de la plus inéclairable tendresse en ne me maudissant jamais tout à fait.

Mon Dieu ! que la vie est une horrible dégoûtation ! Et combien il serait facile aux sages de ne jamais faire d’enfants ! Quelle idiote rage de se propager ! Une continence éternelle serait-elle donc plus atroce que cette invasion de supplices qui s’appelle la naissance d’un enfant de pauvre ?

Déjà, dans toutes les conditions imaginables, un père et un fils sont comme deux âmes muettes qui se regardent de l’un à l’autre bord de l’abîme du flanc maternel, sans pouvoir presque jamais ni se parler ni s’étreindre, à cause, sans doute, de la pénitentielle immondicité de toute procréation humaine ! Mais si la misère vient à rouler son torrent d’angoisses dans ce lit profané et que l’anathème effroyable d’une vocation supérieure soit prononcé, comment exprimer l’opaque immensité qui les sépare ?

Nous avions depuis longtemps cessé de nous écrire, mon père et moi. Hélas ! nous n’avions rien à nous dire. Il ne croyait pas à mon avenir d’écrivain et je croyais moins encore, s’il eût été possible, à la compétence de son diagnostic. Mépris pour mépris. Enfer et silence des deux côtés.

Seulement, il se mourait de désespoir et voilà mon parricide ! Dans quelques heures, je me tordrai peut-être les mains en poussant des cris, quand viendra l’énorme peine. Je serai ruisselant de larmes, dévasté par toutes les tempêtes de la pitié, de l’épouvante et du remords. Et cependant, s’il fallait revivre ces dix dernières années, je ne vois pas de quelle autre façon je pourrais m’y prendre. Si ma plume de pamphlétaire catholique avait pu conquérir de grandes sommes, mon père, – le plus désintéressé des pères ! – aurait fait cent lieues pour venir s’asseoir devant moi et me contempler à l’aise dans l’auréole de mon génie. Mais il était de ma destinée d’accomplir moi-même ce voyage et de l’accomplir sans un sou pour l’abominable contemplation que voici !

Vous ignorez, ô romancier plein de gloire, cette parfaite malice du sort. La vie a été pour vous plus clémente. Vous reçûtes le don de plaire et la nature même de votre talent, si heureusement pondéré, éloigne jusqu’au soupçon du plus vague rêve de dictature littéraire.

Vous êtes, sans aucune recherche, ce que je ne pourrais jamais être, un écrivain aimable et fin, et vous ne révolterez jamais personne, – ce que, pour mon malheur, j’ai passé ma vie à faire. Vos livres portés sur le flot des éditions innombrables vont d’eux-mêmes dans une multitude d’élégantes mains qui les propagent avec amour. Heureux homme qui m’avez autrefois nommé votre frère, je crie donc vers vous dans ma détresse et je vous appelle à mon aide.
Je suis sans argent pour les funérailles de mon père et vous êtes le seul ami riche que je me connaisse. Gênez-vous un peu, s’il le faut, mais envoyez moi, dans les vingt-quatre heures, les dix ou quinze louis strictement indispensables pour que la chose soit décente. Je suis isolé dans cette ville où je suis né, pourtant, et où mon père a passé sa vie en faisant, je crois, quelque bien. Mais il meurt sans ressources et je ne trouverais probablement pas cinquante centimes dans une poche de compatriote

Poids 301 g
Auteur

Bloy Léon

Éditeur

Collection La Part Classique