Un vampire

Considéré comme l’un des plus grands représentants du vérisme, Luigi Capuana (1839-1915) est l’auteur d’une œuvre débordante, facétieuse, jubilatoire et iconoclaste faite entre autres de contes et de nouvelles, dont il n’a de cesse de détourner les codes. Chez ce Lewis Carroll italien, reconnu et célébré par des auteurs comme Luigi Pirandello ou Italo Calvino, c’est la veine mi-fantastique mi-humoristique qui ressort. Si au prime abord, ces textes font songer à l’univers gothique et inquiétant d’un Edgar Allan Poe, l’élément comique n’est jamais loin. Capuana y moque avec une truculente ironie les certitudes scientifiques et les croyances paranormales, sans jamais révéler où se situe la vérité. Capable de maintenir le lecteur en haleine pendant tout le récit, il le surprend toujours par la pirouette déconcertante du dénouement.


Format : 10,5 x 15
Nombre de pages : 96 pages
ISBN : 978-2-84418-304-0

Année de parution : 2015

6,00 

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Un vampire

– Non, ne ris pas ! s’exclama Lelio Giorgi, en s’interrompant.
– Comment veux-tu que je ne rie pas ? répondit Mongeri. Je ne crois pas aux esprits.
– Je n’y croyais pas… et j’aimerais ne pas y croire, moi non plus, poursuivit Giorgi. Je viens te voir justement pour obtenir une explication à des faits qui peuvent avoir raison de mon bonheur et qui ébranlent déjà considérablement ma raison.
– Des faits ?… Des hallucinations, tu veux dire. Cela signifie que tu es malade et que tu as besoin de te soigner. Oui, l’hallucination est elle aussi un fait en soi, mais ce qu’elle représente ne se trouve pas hors de nous, dans la réalité. Il s’agit d’une sensation, pour m’exprimer plus clairement, qui va de l’intérieur à l’extérieur, une sorte de projection de notre organisme. Et l’œil voit ainsi ce qu’il voit réellement, l’ouïe entend ce qu’elle entend réellement. Des sensations antérieu­res, souvent accumulées inconsciemment, se réveillent en nous, s’organisent comme cela se produit dans les rêves. Pourquoi ? De quelle manière ? Nous l’ignorons pour l’heure… Et nous rêvons (c’est la bonne expression) les yeux ouverts. Il convient de faire la distinction. Il y a des hallucinations passagères, très rapides qui ne provoquent aucun désordre organique ou psychique. Il en est de persistantes, et alors… Mais ce n’est pas ton cas.
– Si, c’est le mien et celui de mon épouse !
– Tu ne m’as pas bien compris. Nous autres scientifiques qualifions de persistantes les hallucinations des fous. Pas besoin, je pense, que je m’explique en donnant un exemple… Le fait que vous soyez deux à souffrir de la même hallucination, au même moment, est un simple cas d’influence. C’est sans doute toi qui agis sur le système nerveux de ta femme.
– Non, cela a d’abord été elle.
– Dans ce cas, cela veut dire que ton système nerveux est plus faible et que sa réceptivité est plus perméable… Ne plisse pas le nez, mon ami poète, en entendant ce vocabulaire qui ne figure peut-être pas dans vos dictionnaires. Nous, nous les trouvons pratiques et nous nous en servons.
– Si tu m’avais laissé parler…
– Il est des choses qu’il vaut mieux ne pas brasser. Tu aimerais une explication donnée par la science ? Eh bien, en son nom, je te réponds que, pour le moment, elle n’a pas d’explication d’aucune sorte à te donner. Nous sommes sur le terrain des hypothèses. Nous en faisons une par jour, celle d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier ; celle de demain ne serait sans doute pas celle d’aujourd’hui. Vous êtes bizarres, vous les artis­tes ! Quand cela vous chante, vous persiflez la science, vous n’appréciez pas à leur juste valeur les tentatives, les études et les hypothèses qui n’en servent pas moins à la faire avancer, mais pour peu qu’il se présente un cas qui vous concerne personnellement, vous exigez qu’elle vous fournisse des répon­ses claires, précises et catégoriques. Malheureusement, il y a des scentifiques qui se prêtent à ce jeu par conviction ou par vanité. Je ne suis pas de ceux-là. Tu veux que je te dise les choses sans détour ? La science repré­sente la plus grande preuve de notre igno­rance. Pour te rassurer, je t’ai parlé d’hal­lucinations, d’inductions, de réceptivité… Des mots, mon cher ! Plus j’étudie et plus je me désespère de savoir quelque chose avec certitude. On dirait que c’est fait exprès : quand les scientifiques se réjouissent d’avoir constaté une loi, patatrac ! voilà un fait, une découverte qui la repousse d’un revers de la main. Il faut se résigner. Quant à toi, n’y pense plus, ce qui vous arrive, à ta femme et à toi, est arrivé à un tas de gens. Cela passera. Que t’importe de savoir pourquoi et comment c’est arrivé ? Est-ce que les rêves t’inquiètent par hasard ?
– Si tu me permets de parler…
– Mais parle, puisque tu tiens à t’épancher, mais je préfère te dire à l’avance que tu empires la situation. Le seul moyen d’avoir raison de certaines impressions est de s’en distraire, de superposer dessus des impressions plus fortes, en s’éloignant des lieux qui ont sans doute contribué à les produire. Un diable chasse l’autre : c’est un proverbe plein de sagesse.
– C’est ce que nous avons fait : cela s’est avéré inutile. Les premiers phénomènes, les premières manifestations les plus évidents se sont produits à la campagne, dans notre villa de Foscolara… Nous avons pris la pou­dre d’escampette. Mais le soir même de l’arrivée en ville…
– C’est normal. Quelle distraction pouvait bien vous apporter votre maison ? Vous auriez dû voyager, vivre dans des hôtels, un jour ici, un autre là, vous baguenauder toute la journée dans les églises, les monuments, les musées, les théâtres, ne retourner que tard le soir à l’hôtel, morts de fatigue…
– C’est aussi ce que nous avons fait, mais…
– Que tous les deux, j’imagine. Vous auriez dû rechercher la compagnie d’un ami, d’une société…
– Nous l’avons fait ; cela n’a servi à rien.
– Dieu sait quelle société !
– Des gens pleins de vie…
– Des gens égoïstes, tu veux dire, et vous vous êtes retrouvés complètement isolés au milieu d’eux, je vois…
– Nous prenions part sans compter à leur joie de vivre, sincèrement, inconsciemment. Mais sitôt que nous nous retrouvions seuls… Nous ne pouvions quand même pas demander au groupe de dormir avec nous…
– Mais vous dormiez donc ? Je n’arrive plus à comprendre, à présent, si tu entends parler d’hallucinations ou bien de rêves…
– Fais le malin avec les hallucinations et les rêves ! Nous étions réveillés, les yeux grands ouverts, les sens et l’esprit parfaitement lucides, comme en ce moment où j’aimerais raisonner avec toi qui t’obstines à ne pas vouloir me laisser…
– Tout ce que tu veux.
– J’aimerais au moins t’exposer les faits.
– Je les connais, je les imagine : les livres scientifiques en sont pleins à craquer. Ils peuvent offrir des différences insignifiantes pour ce qui est de certains détails… Mais cela ne compte pas. La nature essentielle du phénomène n’en change pas pour autant.
– Tu ne veux même pas me donner la satisfaction…
– Non ! pas une satisfaction mais cent, puisque cela te fait plaisir. Tu es de ceux
qui se complaisent dans leurs souffrances, comme s’ils voulaient s’en repaître… C’est stu­pide, excuse-moi !… Mais si cela te fait plaisir…
– Franchement, j’ai l’impression que tu as peur.
– Peur de quoi ? Il ferait beau voir !…
– Peur de devoir changer d’avis. Tu as déclaré : moi, je ne crois pas aux esprits. Et si ensuite tu étais bien obligé d’y croire ?
– Eh bien, soit, cela m’embêterait. Que veux-tu ? Nous sommes ainsi faits, nous les scientifiques : nous sommes des hommes, mon cher. Quand notre façon de voir, de juger a pris un pli, l’intellect se refuse même à accorder foi aux sens. L’intelligence aussi est affaire d’habitudes. En attendant, tu me mets dos au mur. Alors, écoutons donc ces fameux faits.

Poids 90 g
Auteur

Capuana Luigi

Éditeur

Collection La Petite Part