Ta main dans ma main, personne ne nous écoute (lettres à sa soeur)

Laure de Balzac fut plus qu’une sœur pour son frère aîné Honoré. Elle fut sa complice, l’une de ses muses – il s’inspira d’un de ses textes pour écrire Un début dans la vie -, une confidente, et une présence fidèle, aimante, indéfectible. Leur correspondance qui couvre trente années retrace avec esprit, humour, et parfois gravité, toutes les vicissitudes de leurs existences entremêlées. Mariages, naissances, deuils, difficultés financières, affres de l’écriture : ces lettres passent d’un sujet à l’autre dans une sorte de tourbillon virtuose. Et c’est ainsi que, dans la vie de l’auteur de la Comédie humaine – dont Laure eut la primeur de la naissance – il y eut certes des maîtresses et un ou deux « grand amour », mais il y eut surtout la tendresse rieuse et sévère d’une sœur.


Format : 12×17
Nombre de pages : 236 pages
ISBN : 978-2-84418-379-8

Année de parution : 2019

17,00 

Catégorie :

Je me faisais une fête de t’écrire, Rue Lesdiguières, Mon bon Honoré, ne voilà-t-il pas que je vais croire que le n°9 n’est pas un bon numéro, – puisque maman me charge de quelques reproches pour toi ; papa nous a dit que tes premières actions de liberté avaient été d’acheter une glace carrée et dorée, une gravure pour orner ta chambre, maman ni papa ne sont contents ; mon bon frère ; tu es maître de ton argent, ainsi devais-tu le bien employer au loyer blanchissage et nourriture, quand nous pensons à ce que [sont] 8 f[rancs] de dépense sur ce que dans ce moment de gêne maman a pu te donner, elle est effrayée de penser [à] ce qui te restera pour vivre, elle veut te faire remarquer que tu n’as pas été adroit dans ton 1er achat car tu lui fais voir que le sien est de trop que ces 5 f[rancs] qui l’ont gênée ont été mal employés et elle te prie de le remettre à la mère Comin puisque 2 miroirs dans une chambre comme la tienne sont sans doute inutiles. Au reste bon Honoré, songe à ne pas te mettre comme cela en faute, je n’aime et ne veux t’écrire que des tendresses, te transmettre tout au plus les conseils de maman – mais je ne suis pas contente de cette commission du tout mais du tout.
Écris de suite à la date de Clermont une lettre pour la fête de bonne maman qui est le 15 août, Marie. M. Sanitas est censé avoir un ami qui se rend de suite à Paris et qui en arrivant a promis à M. Sanitas de la remettre au n°40 de la rue du Temple.
Tu as fait une bonne route tu as déjeuné avec M. Sanitas tu dois dans 4 jours retrouver le neveu, le lendemain tu dois faire déjà une des commissions de Papa, ne t’étends pas trop en descriptions et détails de peur de t’embrouiller [il] ne faut pas avoir beaucoup de choses à retenir. Arrange cela pour le mieux. Es-tu bien ? as-tu des punaises, du bruit ? comment se passent les journées ? Villeparisis est tantôt triste et tantôt gai, les vacances vont lui donner du mouvement tu sais qu’il en faut à la campagne ! On te croit en route pour Albi et l’on prie pour les voyageurs, moi je prie aussi, mais les prières ont une autre route ; je rêve, je pense souvent à toi, je t’aime beaucoup bon Honoré ; j’écris mal pas un mot d’orthographe le début ne [m’a] pas mise en train. Dis à la mère Comin que dorénavant toutes les lettres de mon écriture qui lui seront adressées seront pour toi pour éviter 2 enveloppes de même que l’écriture de maman. Le pis[-]aller serait que tu lui lirais ce qu’on lui dirait si c’était pour elle. D’ailleurs je pense que pour toi nous ferons une croix sur l’adresse x. Nous ne savons pas encore si les Dames de Bernis nous conviendront, nous devons peut-être passer l’hiver ici. Bonne maman nous a fait cadeaux [sic] de 3 chapeaux de paille cousue comme on les porte ils sont superbes tu juges comme nous sommes fières. J’attends avec impatience la fin du mois de 7bre, mes pieds me brûlent de monter un 3e et ta petite table de noyer et tes déjeuners, compte-moi bien cela tu sais que les femmes aiment les détails le bavardage. Les environs de Villeparisis sont charmants au total, les bois sont jolis. J’étudie de 6 h à 8 mon piano tous les matins et pendant les gammes comme l’imagination ne fait rien elle va rue Lesdiguières. Le rondo d’Hérold est copié je l’apprendrai mais maintenant tu n’entendras plus des sons qui t’ont fait plaisir quelquefois.
Mère Comin attendra une réponse à celle-ci, adressée à maman dans laquelle se trouvera celle de bonne maman. Adieu mon bon frère je voudrais bien des choses, je te souhaite bien des choses.

Ta sœur Laure.

 

II

 

Paris, 12 août 1819.

Tu veux, ma chère sœur, des détails sur mon emménagement et ma manière de vivre, en voici !
J’ai répondu à maman elle-même sur les achats ; mais tu vas frémir, c’est bien pis qu’un achat : j’ai pris un domestique !
– Un domestique ! Y penses-tu, mon frère ?
Oui, un domestique. Il a un nom aussi drôle que celui du docteur Nacquart : le sien s’appelle Tranquille ; le mien s’appelle Moi-Même. Mauvaise emplette vraiment !… Moi-Même est paresseux, maladroit, imprévoyant. Son maître a faim, a soif : il n’a quelquefois ni pain ni eau à lui offrir ; il ne sait pas même le garantir contre le vent, qui souffle à travers la porte et la fenêtre comme Tulou dans sa flûte, mais moins agréablement.
Dès que je suis éveillé, je sonne Moi-Même, et il fait mon lit. Il se met à balayer et n’est guère adroit dans cet exercice.
– Moi-même !
– Plaît-il, monsieur ?
– Regardez donc cette toile d’araignée où cette grosse mouche pousse des cris à m’étourdir ! ces moutons qui se promènent sous le lit ! cette poussière sur les vitres qui m’aveugle !
– Mais, monsieur, je ne vois pas…
– Allons, taisez-vous, raisonneur !
Et il se tait.
Il bat mes habits, balaye en chantant, chante en balayant, rit en causant, cause en riant. Au total, c’est un bon garçon. Il a mis mon linge en ordre dans l’armoire à côté de la cheminée, après l’avoir bien collée en papier blanc ; avec six sous de papier bleu et de la bordure qu’on lui a donnée, il m’a fait un paravent. Il a peint en blanc la chambre, depuis la bibliothèque jusqu’à la cheminée. Quand il ne sera pas content, – ce qui n’est pas encore arrivé, – je l’enverrai à Villeparisis chercher du fruit, ou bien à Alby voir comment va mon cousin.
Assez parlé de mon domestique ; parlons du maître, le maître qui est Moi.
J’ai fait, ma chère sœur, dorer la cage du moineau le mieux possible ; il faut joncher sa vie de fleurs, et j’y travaille quand je t’écris.
– Tiens ! comme il est galant, mon frère !
Comment ! tu ne vois pas que c’est un petit reste des galanteries que je débite à la demoiselle du second ? Mais, hélas ! mes amours ont été furieusement troublées, depuis que je me suis aperçu qu’elle aime un domestique ! Oui, Moi-Même lui conte fleurette !
Maintenant, je vais bavarder, et, puisque j’en ai fini avec la gazette officielle, voici le feuilleton.
Le père et la mère du second m’ont l’air de braves gens ; mais je n’ai pas encore pu deviner ce qu’ils sont. Le père est paralysé de tout le côté gauche.
J’ai aussi dans mon propriétaire un excellent homme. Sa femme est femme de commerce, un peu commune, malgré son bel air. Ils ont deux enfants : un fils – l’aîné, qui est un grand paresseux ! – et une fille mariée au marchand de porcelaines de la rue du Petit-Lion chez qui nous avons acheté la soupière du petit service de maman.
Quant au célibataire du troisième, c’est un fainéant !…
Croirais-tu que j’ai été toute une semaine à pensailler, rangeailler, mangeailler, promenailler sans rien faire de bon ? Coqsigrue dépasse présentement mes forces ; il faut le ruminer encore et attendre avant de l’écrire. J’étudie pour me former le goût : je croirais parfois que je perds la tête si je n’avais le bonheur de tenir mon respectable chef dans mes mains !
Une nouvelle ! une chose qui te paraîtra bien extra-ordinaire ! c’est que je n’ai pas encore une seule fois ouvert mon sucrier…
Comme j’enfantille ! Mais, que veux-tu ! je ne t’écris pas une lettre méditée : je laisse aller mon esprit, et je bats la campagne.
Ne t’étonne pas si je t’écris sur une moitié de feuille, avec une mauvaise plume, et si je te dis des bêtises : il faut que je retrouve mes dépenses, et j’économise sur tout, même sur mon écriture et sur mon esprit, comme tu vois.
Je suis fâché de n’avoir pas le temps d’écrire à Laurence, que j’aime, dirai-je autant que toi ?… eh bien, oui, autant que toi !
Adieu, ma chère bonne sœur. Je t’embrasse de tout mon cœur, ainsi que Laurence.