Sous-Offs

C’est Sous-Offs, paru en 1889, qui a fait connaître Lucien Descaves : un scandale a éclaté à la parution de ce roman franchement antimilitariste, qui a valu au jeune auteur et à son éditeur un procès reten-tissant pour injures contre l’armée. Descaves y dresse le portrait satirique et sans concession de la vie d’une caserne à Dieppe. Une galerie de sous-officiers s’offre à nous, médiocres, souvent ridicules, donnant de l’univers militaire une image à la fois dérisoire et étriquée. Par son naturalisme – qui n’exclut pas une écriture artiste – ce roman nous plonge, grâce à l’évidente jubilation de son auteur, dans un certain pan de la société française de cette fin de XIXème siècle. Proche de certaines idées qu’on qualifierait aujourd’hui de libertaires, Lucien Descaves, par la généreuse virulence de sa plume, devrait trouver aujourd’hui un écho chez nos contemporains.


Format : 12X17
Nombre de pages : 512
ISBN : 978-2-84418-182-4

 

Année de parution : 2009

19,00 

Catégorie :

Chrysalide

– 4e du 2, relisez.

– « Aujourd’hui, exécution u tableau de service. Demain, quitteront le Havre et rejoindront à Dieppe le bataillon de dépôt du 167e : les caporaux récem-ment promus : Favières, Devouge, Tétrelle, Chuard, et les soldats : édeline, rayé du peloton d’instruction ; Cœurdevey, perruquier ; Chanut, désigné pour remplacer le cordonnier en pied, libérable. L’adjudant Laprévotte recevra les instructions de détail du major et prendra le commandement du détachement. »

Le rapport est terminé. Rompez.

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Bercés par les lacets du wagon, les trois Parisiens impliqués dans la relégation, éparpillent au vent du rêve les fanes de leurs dix premiers mois de régiment.

Pas un événement.

Rien que de menus faits, posés sur la mémoire légère-ment, comme des moineaux sur les fils télégraphiques.

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C’était d’abord, la porte de Vanves.

Autour des poteaux indicateurs arborant un nom de ville et un numéro de régiment, des paquets d’hommes faisaient des taches d’îlots, dans l’archipel vaseux du bastion 12, un espace désolé, enclos de palissades en fer de lance, comme un pacage.

Sur le boulevard Brune grossi de ses affluents, l’avenue de Châtillon, les rues de Vanves et Didot, une épave humaine compacte flottait, battue sans arrêt, par des lames de parents et d’amis déferlant sur le poste-caserne, y déposant les conscrits, puis refluant, brisées, vers un traiteur et une bibine peinte à la lie de vin, lesquels délivraient des litres, du pain et des cervelas.

Près de s’éloigner, résorbant une de ces mornes pluies du novembre qui font de la boue dans la pensée, une dernière fois, les Parisiens s’emplissaient les yeux de paysage. Quel paysage ! L’excentrique désolation d’une zone militaire, un quartier écartelé, à petites maisons sales, basses, espacées comme par des trouées d’obus, des bicoques édifiant d’incertains revenus sur un sol maraîcher ravaudé, couturé de reprises, ainsi qu’une culotte de pauvre.

Plus loin, s’alignaient de hautes bâtisses, les approches du Paris ouvrier, un véritable mur d’enceinte percé de petites croisées en meurtrières, donnant bien, l’été, la vision d’ouvrages avancés, avec leurs gazons en caisse, leur miracle de floraison rudérale, cette transplantation d’arbustes condamnés, revivant dans les suints prolifiques et l’ordure clémente des vieux plombs.

Aujourd’hui, tout ce printemps de ménage coule dans la lessive des premières pluies, entraînant à l’égout les jardins empotés dont se farde la décrépitude immobilière des banlieues ; et le clocher de Saint-Pierre de Montrouge, à droite, s’érige seul dignement, dans la déroute diluvienne de la perspective.

Une fois encore, le sergent chargé de la conduite du détachement à destination du Havre ressassait sa liste d’appel : « Favières… Devouge… Édeline… » Puis il ordonnait le départ.

Mais à sa sortie du bastion, la petite troupe, – une centaine de recrues, – était prise en écharpe, assaillie par la cohue zélée des parents, chargés de provisions, anxieux, cherchant leur fruit dans cette julienne démocratique de blouses, de redingotes, de tricots, de paletots, de casquettes et de feutres…

Le sergent, en queue, ralliait les traînards, criait : « Serrez ! Serrez ! » lançait sur eux un caporal qui trôlait, en chien de berger, les ramenait à coups de gueule.

La pluie avait cessé. Mais un avant-goût de la vie nouvelle se révélait sans retard dans le supplice physique des kilomètres de pavés parcourus, dans le pèlerinage à travers les flaques et les vieux oings des chaussées raboteuses.

À la gare Saint-Lazare, le détachement, parqué dans une salle d’attente, avait enfin l’accès du quai d’embarquement, – après un suprême et minutieux appel, – et s’enfournait dans un train où lui étaient réservés des wagons spéciaux.

Sur la mine ou sur la mise, des groupes s’étaient formés.

Attentif à ce tri social, dernière manifestation des attirances professionnelles, le sergent optait franchement pour les gens propres, abandonnait à la surveillance du caporal le fretin des couches inférieures. Et, tout de suite, à l’intention des deux gradés, s’opérait le saccage des provisions, l’échange des viandes dépiautées et des liquides influents.

À mesure qu’on s’éloignait de Paris, le ciel se rétablissait, pansé, comme les linges changés et frais de grands nuages blancs, massés en charpie ou déroulant de larges bandelettes effilochées.

Le déjeuner achevé, les distractions consistèrent à lancer les bouteilles vides contre les parois des tunnels et à uriner par les portières. Ce jeu et les chants qui lui succédèrent emportèrent les dernières réserves. Une gaieté d’ouvriers parisiens en villégiature courut le long des wagons. Et là encore les refrains, de même que les habits, trahissaient les classes. Les faubourgs pleurnichaient l’Heure du rendez-vous et le Souvenir de Rose ; les calicots hurlaient le P’tit bleu et les Volontaires. Devouge, qui portait le costume d’une société de gymnastique, et Édeline, qui arborait une casquette d’orphéoniste, paraphrasèrent la sonnerie : « Marie, j’ai vu ton… etc. » ; un étudiant ne put ranimer une scie du Quartier : « Ah ! Maman, ne pleurez pas tant !… »

Peu à peu, les voix mollissaient. Il y eu encore un essai de plain-chant lugubre et la rigolade sombra définitivement dans la parodie du Dominus vobiscum : « Celui qui mange bien, qui dort bien, qui… » énorme comme un rôt.

Alors le sergent, les yeux humides, la face cuite, le nez pareil à une langue de feu dans un incendie de façade, lantiponna :

« Le régiment ?… comme tous les régiments : pas meilleur, pas plus mauvais. Ça dépend de la compagnie qui vous recevra. Le colonel ?… Il est à fin de bail… La ville ?… Y a la rue d’Albanie où sont les claques… et le théâtre, où on va figurer de six heures du soir à deux heures du matin… pour dix sous… La mer ?… Je ne sais pas : on n’a pas encore été à la baignade… La caserne ? Assez propre… seulement, on vous enverra peut-être dans les Forts, Sainte-Adresse ou Tourneville. Moi, j’aime mieux Tourneville, pour les plantons, à cause du cimetière : y passe plus de monde. »

à peu près ivre, il parlait seul, faisait des tournées d’inspection dans les compartiments voisins. On devait le hisser ; on le passait comme un colis triomphal qui s’écroulait sur les banquettes, parmi la digestion de viandes et de sensations qui assommait le détachement.

Chacun, en effet, rentrait en soi, les épaules remontées, la tête dans la poitrine, – à s’écouter le cœur, tant cette blague de Paris fait songer à la gaillardise des filles qui pleurent, au dessert, en racontant leur famille.

Des yeux se fermaient pour mieux voir. Des abstractions figeaient la vie des physionomies. Sur cette réunion de jeunes hommes, une détresse planait, comme si leur léger passé eût fait naufrage.

Maintenant, dans les wagons, un homme fait la quête : « Pour le sergent, voyons ; il a été gentil ! »

L’aumône tombe.

– Il n’acceptera peut-être pas, dit quelqu’un.

– Mais si, l’idée vient de lui.

Et le caporal, égayé au souvenir des choses qu’il comprend seul, se tape sur les cuisses en criant :

Sacré pied-de-banc ! Sacré pied-de-banc !

Harfleur ! On secoue les dormeurs ; les rêves s’étirent. La campagne est toute noire. Le sergent tend le doigt dans une direction incertaine : « La pointe du Hoc… où que vous irez à la cible ».

Le Havre !

Un officier est là, à qui le chef du détachement, instantanément dégrisé, rend compte de sa mission. L’appel encore, puis un adjudant forme la colonne.

Et tout de suite, au sortir de la gare, sur ces Parisiens, la province pèse. Ils baissent la tête comme sous la menace d’un immense couvercle ; … et un souffle de mort civile leur vient de ces deux tristes avenues, l’une en face d’eux, l’autre à droite, sans lumières presque, sans autres boutiques éclairées que deux grands cafés vides et de rares débits où des quinquets délaient sur les murs, des ombres.

Tel est l’ahurissement du détachement, qu’il passe, sans avoir eu le temps de se reconnaître, du boulevard dans la cour de la caserne et de la cour dans une grande salle nue, froide et mal éclairée, où des comptables importants et rogues, prennent livraison de la marchandise que numérote incontinent, en chiffres conventionnels, un timbre spéculatif.

« 3e du 4, Favières… 2460 ; Devouge, 2461… »

À mesure qu’on les immatricule, les hommes se pressent peureusement derrière le sergent-major qui les réclame. On collationne ; c’est fini.

– Emmenez-moi ça ! Dit la voix.

Mais, dans les couloirs, puis dans les escaliers qu’obstruent malignement des grappes vivantes et curieuses, les bleus se perdent, se retrouvent non sans peine dans un bureau où des commis subalternes sont rassemblés pour emmagasiner la fourniture.

– Devouge, 11e escouade ; Favières… ah ! employé de banque, c’est vous ? Très bien. Asseyez-vous là ; vous allez m’établir en triple expédition cette liste d’appel pour la visite du Major, demain matin. Les autres, débarrassez-moi le plancher ; je vous ai assez vus !

Le chef installe rondement son nouveau scribe entre un fourrier et un caporal adjoint qu’il stimule un moment… Puis, étendu sur son lit, les bras repliés en traversin, il s’endort.

À onze heures, les deux gradés se consultent, à voix basse. « Pas réveiller le double… Il nous retiendrait. »

Et s’adressant au jeune soldat, courbatu et démoralisé :

– Suivez-moi, je vais vous montrer votre panier, dit le caporal.

Ils traversent des chambres chaudes et fantastiques où le regard vacille, où le cœur tournoie…

– C’est là. Bonsoir.

Resté seul, le Parisien lutte quelque temps contre une couverture pareille à la poche d’un portefeuille neuf. Couché enfin, il examine, hagard, cette longue étable aux effluves de laquelle il apporte le renfort de ses goussets. Mais dans les ténèbres mouvantes la calotte de coton d’un ancien ondoie vers lui.

L’homme hésite, stoppe devant le lit voisin, cherche, parmi les vêtements civils étalés, une poche qu’il vide – puis s’éloigne avec précaution.

Crier, dénoncer le misérable, Favières y songe… Mais il redoute aussitôt l’hostilité de la chambrée, ses représailles, s’il fait, lui bleu condamner un vieux soldat.

Il se taira.

« … L’uniforme que vous aurez l’honneur de porter. »

Il se rappelle qu’on lui a dit cela ; il se sent lâche… Et, cependant, il y est entré, dans l’Honneur !

Il saisit son porte-monnaie, le glisse sous le traversin, puis, imparfaitement rassuré, entre ses cuisses ; et il s’assoupit enfin.

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Poids 300 g
Auteur

Descaves Lucien

Éditeur

Collection La Part Classique