Queneau dans le jardin de Buñuel « Je me suis bien emmerdé »

Le critique de cinéma revient sur la collaboration ratée entre R. Queneau et L. Bunuel à l’occasion du tournage du film La Mort en ce jardin en 1956. Notes, documents inédits et correspondance privée du poète français, sollicité pour l’écriture des dialogues, achèvent de décrire les dessous de cet échec artistique.


Format : 12×17
Nombre de pages : 96 pages –
ISBN : 978-2-84418-356-9

Année de parution : 2018

14,00 

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Extrait 1 :

Un cauchemar. Sur le voyage qu’effectua Raymond Queneau au Mexique, en 1956, pour parachever les dialogues de La Mort en ce Jardin de Luis Buñuel, le mot n’est pas trop fort. Il concentre en tout cas les impressions négatives que lui-même en avait gardées.

Raisons du malaise ? Multiples. Complexes. Intimement liées à l’homme secret qu’il était.

Dans le sillage d’une œuvre qui ne manque pas d’exégèses, sa brève collaboration avec le réalisateur espagnol n’aura guère suscité de commentaires. Répertoriée par les historiographes, elle passe souvent aussi inaperçue que le film dont elle fut l’objet.

Je ne m’y serais sans doute pas arrêté si l’envoi par la poste d’un petit carnet manuscrit à la couverture décolorée ne m’y avait invité.

En tête du premier feuillet resté vierge était inscrit au crayon : « Carnet de notes de Raymond Queneau pour Dominique Charnay ». Complice de mes faiblesses bibliophiliques et ami de longue date, Jean-Marie Queneau m’offrait l’agenda de poche du déplacement mexicain de son père. Quinze pages d’une écriture assez familière pour l’avoir déjà beaucoup fréquentée à l’occasion de recherches littéraires. Couvrant l’intégralité du séjour, elles dessinaient les contours d’un ratage en trompe l’œil auquel l’écrivain ne s’était pas dérobé.

Nanti de ce viatique sur papier quadrillé, j’ai entrepris d’y regarder d’un plus près. Dix ans après avoir suivi Queneau à la trace dans ses rapports avec la peinture, puis dans ses fonctions de chef de comité de lecture, je me suis à nouveau glissé dans ses archives. Textes oubliés, témoignages retrouvés, lettres intimes et documents inédits permettent ainsi de reconstituer un scénario qui ne se raconte pas d’histoire.

Extrait 2 :

« Lundi 25 octobre. Depuis huit jours, je travaille avec Buñuel. Avant : un mois avec Alcoriza. Dire « travailler avec », c’est très ambitieux. Il est évident que Buñuel trouve ma contribution à peu près d’importance nulle. Il est vrai aussi qu’il pense la même chose d’Alcoriza. En tout cas, il a démoli tout ce qu’on avait fait. Il s’agit de recoudre (reconstruire). À vrai dire, c’est beaucoup plus amusant de travailler avec Buñuel qu’Alcoriza : Buñuel est moins paresseux, et il prend ses responsabilités, ce qu’Alcoriza ne pouvait évidemment pas faire. Buñuel est plein d’idées, il invente continuellement, il vaut mieux en avoir de mauvaises que pas du tout. Il se fout éperdument de tas de choses. C’est un autre type de « cinéaste » que Clément. Il est prêt à tout s’il a le moindre espoir de glisser ici et là deux ou trois choses qui lui plaisent. »

Plus loin, après une réunion chez l’un des coproducteurs de la société Dismage : « J’ai peu parlé de Buñuel. Pourtant c’est un des types les plus remarquables que j’ai rencontrés. Son sadomasochisme est profondément humain, autrement dit, il est bon. »

Excellente définition. Mais qu’ont-ils en commun ces esprits singuliers ? L’âge d’abord. À trois ans près, ils sont nés avec le siècle… et le cinéma. 1900 tout rond pour l’ancien champion de boxe Aragonais ; 1903 pour le Havrais incapable de monter à vélo. Grand bourgeois, atteint de surdité à trente ans par suite d’un coup de fusil qu’il tira au Concours National de Saragosse, le premier est un fils à maman qui ne manquait pas d’argent. Le second, petit bourgeois réservé, discret jusqu’au mutisme , est un fils à papa peu avantagé côté porte-monnaie. Chacun est diplômé en philosophie. En 1929, dans le sillage d’André Breton, à quelques mois près, ils se sont ratés. Quand Buñuel glissait son Chien andalou dans la bergerie surréaliste, Queneau avait déjà tourné les talons. Du Groupe aux sous-groupes, ils ont néanmoins partagé certaines amitiés. Pierre Unik en particulier. Ex-prétendant déçu de Janine Queneau (sans que leur amitié n’ait eu à en souffrir), il a travaillé avec Luis à une adaptation des Hauts de Hurlevent, cosigné le texte du documentaire Terre sans pain (1932), et manqué de convertir au judaïsme celui qui aimait à se définir d’une formule : « Je suis athée, grâce à Dieu ».

Extrait 3 :

Puis : « Buñuel a interdit formellement le tourisme. Faut que je travaille. S’agit pas de rigoler. Voilà : jusqu’à présent tout ce que je connais du Mexique, c’est l’aéroport et l’hôtel Genève. En tout cas, un voyage comme ça, vous auriez mis huit jours avant de vous en remettre. Il est vrai que je n’arrive même pas à m’endormir. Quoique je fasse, presque deux jours que je n’ai pas dormi – enfin si, tout de même un peu (mais les fauteuils à rallonge sont pas assez grands pour moi, j’aime encore mieux être assis). Tout ça n’a guère d’intérêt. J’espère que vous allez bien vous reposer à Cortina d’Ampezzo. Vous qui aimez les voyages, ça vous repose. Moi ça m’emmerde tout de même assez. Se découvrir à 4000 m d’altitude en train de manger du saumon en passant au-dessus de l’Alabama, c’est une absurdité dénuée de valeur. »

Quant à l’hôtel, « une sorte de palace, fort convenable au point de vue confort », il se révèle « strictement et uniquement fréquenté par des Américains (touristes de 60 à 110 ans). » Et cela n’est pas sans conséquence. Au point qu’il y reviendra dans le Journal : « La salle à manger est écœurante. Pas par américanophobie, au contraire. Comme ça. Au bout de peu de jours, je ne refouterai plus les pieds dans cette salle à manger, ce qui ne me simplifiera pas les choses. On vous apprend à éviter l’eau, les salades, les légumes, etc. à cause des amibes. Effectivement, deux fois j’ai eu la fièvre pour avoir bouffé un peu au hasard. Madame Buñuel, elle, lavait ses poulets au savon. »

Résumons. Queneau, qui n’aime pas les longs voyages en avion, se retrouve aux antipodes de chez lui, dans « la ville la plus laide du monde », où il n’est « pas question de faire du tourisme », seulement de travailler à un film de commande dans un hôtel pour retraités américains dont la cuisine le rend malade.

Extrait 4 :

« Hier, j’ai été voir les taureaux. La course était médiocre. Le spectacle assez bien à cause des dimensions gigantesques de la place – la plus grande du monde à ce qu’il parait. Comme les taureaux étaient mauvais et les toreros très moyens, la principale distraction des gens (des Mexicains) était d’applaudir les belles Américaines (celles qui ne logent pas à l’hôtel Genève) et de les obliger à saluer. Les connes sont ravies naturellement. On n’a jeté qu’un pétard et il n’y a eu qu’une seule rixe. »

Poids 101 g
Auteur

Charnay Dominique