Quatorze intellectuels espagnols du XXème siècle

Après la publication des Écrits sur García Lorca en 2013 et des Écrits sur Dalí et Picasso en 2016, nous continuons aujourd’hui à faire connaître au public français l’œuvre d’Antonio Otero Seco (Cabeza del Buey, Espagne, 1905 – Rennes 1970), poète, journaliste et écrivain, exilé politique et enseignant à l’Université de Rennes de 1952 à 1970.

Sont réunis aujourd’hui dans ce volume les articles sur 14 figures de premier plan de la culture espagnole de la première moitié du XXe siècle, écrits entre 1960 et 1970 et publiés dans la presse culturelle latino-américaine.
Nous avons fait précéder chaque article d’un dessin-caricature d’un des fils de l’auteur, le peintre Mariano Otero.

 

 

Format : 12 x 17
Nombre de pages : 254 pages
ISBN : 978-2-84418-365-1

Année de parution : 2019

17,00 

Catégorie :
Rencontre de fantômes

Comme la vie est un apprentissage continuel, une façon de se rendre compte aujourd’hui de ce qui hier nous glissait entre les doigts, il n’est pas étonnant que la mort d’un ami très cher m’ait bouleversé. Je ne m’étais jamais inquiété d’une série d’événements déchirants avant le triste moment où j’ai appris le décès du cher et admiré Antonio Otero Seco. Il ne s’agit pas seulement de sensations douloureuses ni de sensations de panique « quand tu vois blanchir la barbe de ton voisin ». Mais d’une réévaluation de la vie face à la mort, d’un vide psychologique là dans les profondeurs de l’âme que, eu égard aux circonstances particulières où se sont déroulées nos relations, je n’aurais jamais cru se pro­duire dans notre engrenage animique. Il ne s’agit pas de la mort comme définition de la vie, car cela serait une question étrangère à Antonio, en ce cas, mais de sa mort en relation avec ma vie. Cela revient à supposer une évaluation inouïe de ce que fut le « parallélisme » de nos deux existences.
J’ai connu Antonio Otero Seco dans les rues de Madrid, autour de nos vingt ans. Notre sang bouillonnait, nos yeux brillaient et même si parfois une tristesse historique nous mordait les tripes, nous étions disposés à dévorer le monde d’une grande bouchée gigantesque, comme la jeunesse est toujours pressée de le faire. Nous nous demandions :
– Que veux-tu être ?
– Moi, écrivain. Et toi ?
– Idem.
Dans les rues et places de la Ville de l’Ours et de l’Arbousier* se promenait alors la génération de 98 et cela était une tentation beaucoup plus forte que la faim. Don Miguel de Unamuno, avec ses yeux pénétrants de hibou fatidique ; Don Ramón María del Valle-Inclán, avec sa barbe de chèvre ; Don Pío Baroja, avec sa face de médecin dont une ordonnance ne valait rien ; Azorín, avec le visage étonné de ses propres chroniques, Antonio Machado, avec la ritournelle prosaïque de son incroyable poésie ; Juan Ramón Jiménez, sans tromper aucun chrétien avec sa figure de maure. Et plus loin, Don Benito dans son fauteuil de grand patriarche. Et plus près, Ortega nous donnant des leçons de philosophie sur le monde. Un univers inquiétant, nous promettant un million de plages lointaines qui nous poussaient vers le futur.
– Qu’est-ce que tu écris ?
– Et toi ? Moi j’écris, je ne sais pas.
– Moi aussi j’écris.
Soudain au milieu de ce paradis les canons commencèrent à tonner et la plus terrible tempête se déchaîna. Les édifices avaient perdu leur toiture et dans la salle à manger la soupe avait plus le goût de pluie que de bouillon, plus de tristesse que de bonne médecine de famille. L’un par ici, et l’autre par là. Et Antonio ?
J’ai déambulé de nombreuses années sans rien savoir de lui. Tout notre entourage savait où nous étions tous les deux, mais ni lui ni moi ne savions rien l’un de l’autre. Jusqu’à ce qu’un jour m’arrive une lettre. Jusqu’à ce qu’un jour je lui écrive tremblant. Cet échange de lettre fut tellement à l’unisson que sûrement il me lisait pendant que je le lisais. Tu te souviens ? Tu te souviens ? Pendant ces dix dernières années nous échangeâmes souvent des lettres. Une conversation continuelle de l’aujourd’hui mêlée à la résonance tremblante des compagnons de notre jeunesse qui chante encore à nos oreilles. C’est-à-dire que le vert passé splendide résonnait mais pas le présent. Je ne pouvais me rappeler sa voix. Je suis sûr qu’il ne se rappelait pas la mienne. Nous nous voyions, entiers et vrais ? Oui, en prose, mais il nous manquait tout le reste de notre personnalité perdue dans le raz de marée des nombreux jours dispersés pour toujours. Nous restaient invisibles l’allure, les gestes des mains, les points et virgules de la possible mais impossible marche sur un chemin que nous ne pourrions plus parcourir ensemble. Je me rendais compte alors du poids que pèse un homme qui écrit. Je me rendais compte du poids des mots, mais aussi de la légèreté de l’air qui les entoure. Je devinais que la vie d’un homme y est toute entière et pas seulement en partie, bien qu’elle soit aussi importante et décisive que la pensée. J’avais l’intuition que peut-être la définition la plus exacte d’un grand écrivain pourrait être celle qui arriverait à nous rendre compte de tout l’extra-littéraire qui est présent dans sa littérature. Comment se mêlent dans ses paragraphes la poussière des poches de sa veste, la cendre de sa cigarette, le pli de sa bouche, le toucher de ses mains, les pellicules de ses cheveux.
Je ne l’ai jamais dit car je n’aime pas faire part de mes inquiétudes à quiconque mais un jour je me suis senti si angoissé par ce chaleureux dialogue de fantômes qui n’existait pas que j’ai essayé de l’appeler au téléphone.
– Il n’a pas le téléphone me fut-il répondu et à l’Université c’est impossible de le joindre.
Je ne sais par quel étrange mécanisme au lieu de me sentir terriblement contrarié, je me suis brusquement calmé. Cela devait être ainsi. C’était écrit sûrement. Pourrais-je recoller notre jeunesse avec notre âge mûr déjà un peu vénérable ? Adapter cette violente agressivité dialectique qui nous caractérisait avec ce souffle de la montre qui s’arrête, au lieu de l’écraser violemment du talon ou dans le meilleur des cas de l’envoyer au plus vite chez l’horloger ?
J’ai compris alors ce que signifiait cette dispersion espagnole pour nous qui avions alors en Espagne un point d’appui et je m’en rends mieux compte maintenant après sa mort. Même dans
les cas exceptionnels d’une amitié pure et vraie – comme celle qu’Antonio Otero Seco prônait et pratiqua toujours à un point incroyable – il nous fut impossible d’instaurer une connivence réelle d’authentiques êtres humains. Dès que nous arrivions à un certain point surgissait le silence. Une forme de solitude silencieuse originale qui descellait même les pierres. Pas seulement une perte visuelle ou psychologique de rétrospectives logiquement nourrissantes mais une solitude des projections immédiates, de l’instant même où elles se produisaient. Mots sans voix et en conséquence sans écho. Inévitable dialogue de sourds même si nulle part n’apparaissait d’incohérence. Comment pouvait bien être Antonio avec des cheveux blancs et des rides ? Qu’en serait-il de même pour moi ? Je n’osai pas lui demander une photo. Nous nous reportions sans le dire à l’image de notre jeunesse mais elle s’était enfuie par le trou magique de la scène. Nous voulions vivre indéfiniment mais nous savions bien aussi que c’était impossible. Nous criions avec une voix qui n’était plus la nôtre et que nous ne reconnaissions ni l’un ni l’autre bien qu’apparemment les mots écrits aient eu la même musique.
C’était une rencontre entre deux fantômes puisque nous connaissions le physique de notre hier mais ignorions celui de notre aujourd’hui. Qui sait si, en nous rencontrant soudain dans un lieu neutre et sans le savoir d’avance, nous ne nous serions pas reconnus ? Tout au plus l’un des deux aurait tourné la tête en pensant :
– C’est bizarre ! Ce monsieur me rappelle quelqu’un que j’ai connu, mais Dieu sait qui…
Et cependant, mon Dieu, nous étions les mêmes. De ceux qui criaient et se rebellaient contre tout tandis que les événements nous sciaient les jambes pour nous empêcher de courir. Les mêmes. Mais pas les mêmes. Deux apprentis fantômes. Antonio maintenant avec le titre de docteur sur sa très noble poitrine, tandis que moi, sait-on pourquoi, toujours novice. Il fut un grand personnage, un grand homme, un grand professeur, un grand critique. Il possédait la rare vertu de faire un long traité, d’une très profonde sagesse en deux lignes d’une implication littéraire et didactique vraiment surprenante. Et il ne se trompait pas. Il mettait le doigt où ça fait mal, mais il n’appuyait jamais trop. Il savait ce que c’était qu’être un homme et surtout de rêver des cimes. Il fut un grand ami.
Sa terre qui le vit naître n’accueillera pas ses cendres et cela me chagrine.
Je voudrais le rencontrer de nouveau dans ce lieu inconnu où les fantômes n’existent pas.

Luis AMADO-BLANCO
Rome 19 juillet 1971
Poids 101 g
Auteur

Otero Seco Antonio

Éditeur

Collection La Part Classique