Les méditations d’un Solitaire en 1916

Ces Méditations nous offrent toujours le Bloy imprécateur, vociférant sa critique sociale, son dédain colérique à l’égard du peuple (il ne se range cependant pas du côté de quelque élite que ce soit, puisqu’il déteste les puissants) et livrant une satire du crétinisme bourgeois, dont il voit dans la guerre un effroyable déchaînement. Mais l’invective s’accompagne égale-ment de temps de recueillement et de prière devant la mort de certains de ses amis, que Bloy évoque avec tendresse. Proche lui-même du terme de sa vie, le vieil ours grogne encore mais d’une voix plus sourde, et sa misanthropie s’adoucit d’un sentiment de fraternité pour les « pauvres soldats ». La violence extrême de la guerre l’accable et, durant ces heures crépusculaires, le fait longuement songer aux âmes mortes de ceux qu’il a perdus, âmes vers lesquelles il se tourne et que « rien n’étonne, ayant dû passer elles-même par le creuset où s’anéantissent les illusions. »
Delphine Descaves

 


Format : 12×17
Nombre de pages : 160
ISBN : 978-2-84418-199-2

Année de parution : 2010

15,00 

Catégorie :

I
Je suis seul…

Je suis seul. J’ai pourtant une femme et deux filles qui me chérissent et que je chéris. J’ai des filleuls et des filleules que l’Esprit-Saint paraît avoir choisis. J’ai des amis sûrs, éprouvés, beaucoup plus nombreux qu’on n’en peut avoir ordinairement.
Mais, tout de même, je suis seul de mon espèce. Je suis seul dans l’antichambre de Dieu. Quand mon tour sera venu de comparaître, où seront-ils ceux que j’ai aimés et qui m’ont aimé ? Je sais bien que quelques-uns qui savent prier prieront pour moi de tout leur cœur, mais qu’ils seront loin alors et quelle solitude épouvantable devant mon Juge !
Plus on s’approche de Dieu, plus on est seul C’est l’infini de la solitude.
A ce moment là, toutes les Paroles saintes, lues tant de fois dans ma cave obscure, me seront manifestées et le Précepte de haïr père, mère, enfants, frères, sœurs, et jusqu’à sa propre âme, si on veut aller à Jésus, pèsera sur moi autant qu’une montagne de granit incandescent.
Où seront-elles, les humbles églises aux douces murailles où je priais avec tant d’amour, quelquefois, pour les vivants et pour les défunts ? Où seront-elles, les chères larmes qui étaient mon espérance de pécheur, quand je n’en pouvais plus d’aimer et de souffrir ? Et que seront devenus mes pauvres livres où je cherchais l’histoire de la Trinité miséricordieuse ?
Sur qui, sur quoi m’appuyer ? Les prières des biens-aimés que j’ai donnés à l’Eglise auront-elle le temps ou la force d’arriver ? Rien ne m’assure que l’Ange commis à ma garde ne sera pas lui-même tremblant de compassion et grelottant comme un pauvre mal vêtu oublié à la porte par un très grand froid. Je serai ineffablement seul et je sais d’avance que je n’aurai pas même une seconde pour me précipiter dans le gouffre de lumière ou le gouffre de ténèbres.
– Je suis forcée de t’accuser ! dira ma conscience, et mes plus tendres amis confesseront, d’infiniment loin, leur impuissance. Défends-toi comme tu pourras, pauvre malheureux !
– C’est vrai que nous te devons, après Dieu, la vie de nos âmes, diront-ils en sanglotant, et cela nous fait espérer que la tienne sera traitée avec douceur. Mais regarde… il y a entre nous et toi le grand Chaos de la Mort.
Tu nous es devenu inimaginable et participant de la Solitude inimaginable. Nous ne pouvons que tordre nos cœurs en priant pour toi. Si tu n’as pas été absolument un disciple, si tu n’as pas tout vendu et tout quitté, nous savons que tu es là où mille ans sont comme un jour et qu’un unique regard des Yeux de ton Juge peut avoir la rapidité de la foudre ou l’inexprimable durée de tous les siècles. Car nous ne devinons rien, sinon que tu es inconcevablement seul et que si l’un de nous pouvait aller jusqu’à toi, il ne parviendrait pas à te reconnaître. Mais cela encore, il nous est impossible de le comprendre. A Dieu donc, jusqu’à l’heure bien inconnue du Jugement universel qui est un autre mystère plus impénétrable.
Adjuro te per Deum vivum, disait le Prince des prêtres pour contraindre Jésus à parler. Cette sommation prodigieuse dont les astres se troublèrent dure toujours, et ce sera la dernière clameur de l’humanité, quand elle se verra seule elle-même, à la fin des fins, dans l’incompréhensible vallée de Josaphat.

Poids 101 g
Auteur

Bloy Léon

Éditeur

Collection La Part Classique