Les charmes de l’amitié

Dans ces trois textes, pour dépasser le tragique de la vie et les contradictions de l’existence humaine, Charles de Saint-Évremond célèbre, avec une philosophie toute en subtilité et en délicatesse, le miracle de l’amitié. Pour lui, ce sentiment qui peut être une autre forme de l’amour, plus apaisée mais tout aussi exigeante, ouvre à la conscience de soi et à celle de l’autre, en célébrant le bonheur simple de la conversation et l’harmonie d’une société choisie. En disciple ou hériter de Montaigne, Saint-Évremond est en somme l’anti-Pascal, pour qui la condition humaine n’avait d’autre salut que la soumission à Dieu. Sans appartenir à l’engeance insipide et béate des optimistes, le charme de Saint-Évremond tient à ce qu’il nous invite à trouver « notre assiette » en cette vie dans une voie médiane entre matérialisme et idéalisme. À l’époque des amours galantes, ce libertin grave et épicurien célèbre dans l’amitié cet accord qu’il n’a cessé de rechercher entre « la raison du philosophe, [l]es affections de l’honnête homme, et [l]es mouvements de la nature ». Pour lui, ce sentiment désintéressé relève de la vertu et de la sagesse qu’il nous faut peut-être réapprendre aujourd’hui. Il est grand temps de redécouvrir cet esprit libre, railleur, profond et sympathique. Et l’on ne peut que donner raison à Remy de Gourmont qui, il y a un siècle écrivait : « S’il y a des morts qu’il faut que l’on tue, comme le disait je ne sais quel fougueux romantique, il y en a d’autres qu’il faut ressusciter tous les trente ans : tel Saint-Évremond ».   Format : 10,5 x 15 Nombre de pages : 60 pages ISBN : 978-2-84418-284-5 Année de parution : 2014

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SUR L’AMITIÉ

À Madame la duchesse Mazarin . De tous ces dits des anciens, que vous avez si judicieusement remarqués et si heureusement retenus, il n’y en a point qui me touche davantage que celui d’Agésilas , lorsqu’il recommande l’affaire d’un de ses amis à un autre. Si Nicias n’a point failli, délivre-le ; s’il a failli, délivre-le pour l’amour de moi : de quelque façon que ce soit, délivre-le. Voyez, Madame, jusqu’où va la force de l’amitié. Un roi des Lacédémoniens , si homme de bien, si vertueux, si sévère, un roi qui devait des exemples de justice à son peuple, ne permet pas seulement mais ordonne d’être injuste où il s’agit de l’affaire de son ami. Qu’un homme privé eût fait la même chose qu’Agésilas, cela ne surprendrait pas. Les particuliers ne trouvent que trop de contrainte dans la vie civile. Une des plus grandes douceurs qu’ils puissent goûter, c’est de revenir quelquefois à la nature, et de se laisser aller à leurs propres inclinations. Ils obéissent à regret à ceux qui commandent ; ils aiment à rendre service à ceux qui leur plaisent. Mais qu’un roi, occupé de sa grandeur, renonce aux adorations publiques, renonce à son autorité, à sa puissance, pour descendre en lui-même et y sentir les mouvements les plus naturels de l’homme ; c’est ce qu’on ne comprend pas facilement, et ce qui mérite bien que nous y fassions réflexion. Il est certain qu’on ne doit pas regarder son prince comme son ami. L’éloignement qu’il y a de l’empire à la sujétion ne laisse pas former cette union des volontés, qui est nécessaire pour bien aimer. Le pouvoir du prince et le devoir des sujets ont quelque chose d’opposé aux tendresses que demandent les amitiés. Exercer la domination, sans violence, c’est tout ce que peut faire le meilleur prince ; obéir sans murmure, c’est tout ce que peut faire le meilleur sujet. Or, la modération et la docilité ont peu de charmes. Ces vertus sont trop peu animées pour faire naître les inclinations et inspirer la chaleur de l’amitié. La liaison ordinaire qui se trouve entre les rois et leurs courtisans est une liaison d’intérêt. Les courtisans cherchent de la fortune avec les rois : les rois exigent des services de leurs courtisans. Cependant, il y a des occasions, où l’embarras des affaires, où le dégoût de la magnificence, oblige les princes à chercher, dans la pureté de la nature, les plaisirs qu’ils ne trouvent pas, dans leur grandeur. Ennuyés de cérémonies, de gravités affectées, de contenances, de représentations, ils cherchent les douceurs, toutes naturelles, d’une liberté que leur condition leur ôte. Travaillés de soupçons et de jalousies, ils cherchent, enfin, à se confier, à ouvrir un cœur qu’ils tiennent fermé à tout le monde. Les flatteries des adulateurs leur font souhaiter la sincérité d’un ami ; et c’est là que se font ces confidents, qu’on appelle Favoris : ces personnes chères aux princes, avec lesquelles ils se soulagent de la gène de leurs secrets, avec lesquelles ils veulent goûter toutes les douceurs que la familiarité du commerce et la liberté de la conversation peuvent donner aux amis particuliers. Mais que ces amitiés sont dangereuses à un favori qui songe plus à aimer qu’à se bien conduire ! Ce confident pense trouver son ami où il rencontre son maître ; et par un retour imprévu, sa familiarité est punie comme la liberté indiscrète d’un serviteur qui s’est oublié. Ces gens de cour, dont l’intérêt règle toujours la conduite, trouvent dans leur industrie de quoi plaire, et leur prudence leur fait éviter tout ce qui choque, tout ce qui déplaît.