Ivre et mort

Ces deux récits d’une fibre toute rabelaisienne, qui comptent parmi les œuvres de jeunesse de Gustave Flaubert (1821-1880), contiennent déjà une charge contre la bourgeoisie. Dans Ivre et Mort, deux amis se lancent un défi pour savoir celui qui boira le plus. Mais si derrière la farce truculente perce la tragédie de la fin violente, ce conte bacchique aux accents philosophiques est également un traité faisant l’éloge du vin. Les Funérailles du Docteur Mathurin est d’une veine plus cocasse, qui met en scène trois hommes inutiles, heureux et inactifs vivant dans un oubli total du monde, d’où se dégage une gaie sagesse.


Présentation par Thierry Gillybœuf

Format : 10,5×15

Nombre de pages : 96 pages
ISBN : 978-2-84418-321-7

Année de parution : 2015

6,00 

Catégorie :

C’était dans quelque bon gros bourg de Touraine ou de Champagne, le long de ces fleuves qui arrosent tant de vignobles, par une pluvieuse et froide soirée, alors que toutes les lumières s’étaient éteintes, et le cabaret du Grand-Vainqueur resplendissait seul de clarté au milieu du silence et du brouillard. Ceux qui passaient dans la route voyaient, à travers les vitres et les rideaux rouges, se dessiner des formes vagues et chancelantes. Parfois, si l’on ouvrait les portes et que la petite sonnette fît entendre ses cris répétés, on entendait des chansons folles et endormies, des cris, des bravos, des paroles bruyantes comme l’éclat des verres, et une exhalaison de chaleur, de fumée et d’eau-de-vie s’élançait au dehors en épaisses rafales.
Dites-moi un plus beau lieu d’asile qu’un tel lieu, en hiver contre le froid, en été contre le chaud, les uns pour s’y réchauffer, les autres pour s’y rafraîchir, et presque tous finissant par s’échauffer en se rafraîchissant.
Non un élégant café, avec ses clartés d’or, ses lustres, ses glaces, ses fleurs, ce rendez-vous du stupide banquier, du marchand d’asphalte, du bon ton et des pantalons à guêtres, et où il n’est permis que de s’y griser pour 400 francs. Loin de moi ce lieu musqué et décent, où la mère peut conduire sa fille et où le badaud de province s’extasie sur les bonnes manières de Paris, en se faisant voler sa montre. Fuyez ce bureau de cristal, ces lambris écrasés de dorures, cette femme de 50 ans, à la mise simple, à la tenue modeste et qui semble la statue de l’ennui, occupée dans ses moments de loisir à casser du sucre ; fuyez le vacillement flamboyant du gaz, ces grands journaux gisants ou repliés sur des tables de marbre, et ces hommes gonflés de suffisance et bouffis de rien, avec leur or se dessinant en relief dans les poches d’un gilet à fleurs ; fuyez enfin ces cris de l’opulence ennuyeuse et tout ce tapage d’argent.
Oh ! que j’aime bien mieux un simple cabaret comme celui-ci, avec sa joie libre, ses allures franches, ses têtes dormeuses et rou­ges s’appuyant, avec un gros rire sur les lèvres, contre la simple peinture couleur lie de vin qui décore les lambris ! que j’aime son atmosphère chaude, grise, odorante, son pla­­fond noirci de tabac, ses quinquets modestes qui filent, ses banquettes en velours rouge usées, où pendant bien des ans tant de passions se sont assouvies, tant d’ardents désirs se sont apaisés ; ses glaces tachées de mou­ches et fêlées, ses tables de marbre noir aux pieds vermoulus, ses tabourets d’une paille grise, et surtout cela un bourdonnement d’ivresse, une clameur épaisse et gaie, des poitrines, nues et des mains nerveuses étreignant des verres, des lèvres épaisses et rougies de vin baisant délicatement le tuyau d’une pipe aimée.
Quelle plus belle chose ! Est-il un plus beau point de vue sous lequel on puisse envisager la nature humaine, un qui soit plus chrétien et plus doux, plus digne d’un philanthrope d’Amérique ou d’un banquier de Londres ami des hommes ? En effet, depuis l’empereur jusqu’au mendiant, depuis la princesse et la grande dame jusqu’à la fille des rues, est-il une créature ayant un palais et une âme faite à l’image de Dieu qui ne connaisse la douceur d’un petit verre ? Or le cabaret du Grand-Vainqueur était le plus aimable cabaret qu’on puisse aimer.
Chacun le retrouvait toujours dans ses jours de peines ou de bonheur, dans l’adversité ou la Fortune, offrant à tous ses présents qui, comme ceux de la nature, font évanouir tous les soucis et engourdissent toutes les pénibles réalités.
On y voyait en permanence la maîtresse du lieu, invariablement posée sur un banc rembourré de velours d’Utrecht rouge avec des clous d’or, entre la statue bronzée de Napoléon derrière elle, et devant, sur le comptoir, une longue file de pots d’étain échelonnés par rang de taille.
C’était une femme dont on ne datait plus l’âge qu’aux replis de la peau de son cou, qui semblait celle d’un canard incuit, et aux poils gris et rudes qui se hérissaient sur son triple menton ; un bonnet blanc, mais dont les tuyaux élevés et empesés formaient un soleil, encadrait une figure dormeuse et rouge, aux lourdes paupières, au nez aplati et relevé, à la lèvre noircie jusqu’aux gencives d’un sillon de tabac.
Sa taille, tapissée de paquets de graisse, était enfermée dans une robe bleue avec des taches blanches, et dont on voyait le lacet serpenter le long du dos.
Tout le jour elle était accoudée sur le vieux comptoir, dont les pieds jadis dorés étaient couverts de taches, d’écorchures grises et d’empreintes de doigts épais, raccommodant des chaussettes ou un vieux pantalon bleu avec du fil blanc.
Ainsi on la trouvait toujours bonne et douce, calme au milieu du bruit, et parant seulement sans murmurer ses carafons menacés, d’un revers de main ou d’un geste conservateur.

Poids 90 g
Auteur

Flaubert Gustave

Éditeur

Collection La Petite Part