Fragments trouvés sur un bureau

Premier texte connu de Herman Melville, l’auteur de Moby Dick et de Bartleby, écrit et publié à vingt ans, le diptyque des « Fragments trouvés sur un bureau » aborde une thématique plutôt rare dans son œuvre : une célébration de la beauté séraphique des femmes, de l’amour et de l’érotisme. Mélangeant l’allégorie et le grotesque, il compose deux courts contes inédits qui ne sont pas sans rappeler l’atmosphère gothique et mystérieuse des Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe, dans lesquelles Melville aurait introduit une touche inattendue de burlesque. La description et la quête de ses héroïnes vont de pair, chez le narrateur, avec une formidable énergie sexuelle, ce qui fait de ces « Fragments » une ode à l’éternel féminin où l’humour sert en quelque sorte de contrepoison à la mélancolie dont se paraient les jeunes filles de son temps pour attirer dans leurs rets leurs prétendants, en refrénant leur fougue et leurs ardeurs…

 

Format : 10,5 x 15
Nombre de pages : 54 pages
ISBN : 978-2-84418-267-8

Année de parution : 2014

6,00 

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N° 1
Mon cher M—, je puis vous imaginer assis sur ce cher sofa, ravissant et désuet, la tête soutenue par son somptueux rembourrage et les pieds en l’air appuyés sur cette vieille chaise pittoresque à pieds droits et haut dossier roide, qui, comme me l’a assuré notre facétieux W—, était identique au siège dans lequel le vieux Burton composa son Anatomie de la Mélancolie. Je vous vois écarter à contrecœur votre optique de cet in-quarto à grand fermoir qui encombre vos genoux, pour recevoir le paquet que vous tend le domestique, et je parviens presque à imaginer votre si cher visage s’éclairer un moment d’une expression de joie, tandis que vous lisez la suscription de votre aimable protégé. Posez, je vous en prie, cet exécrable volume imprimé en caractères noirs, afin que ses feuilles moisies et flétries ne souillent pas la pureté et la blancheur virginales de ce feuillet qui est le véhicule du bon sens, de la pensée affermie et du sentiment chaste et élégant.
Vous vous souvenez comme vous me gourmandiez pour ma modestie de chien battu, ma mauvaise honte*, ainsi que l’aurait appelée mon cher Lord Chesterfield . Eh bien ! je suis déterminé à ce que dorénavant vous n’ayez plus la moindre occasion de m’affubler de toutes ces appellations flatteuses, tous ces « Imbécile ! » « Nigaud ! » « Benêt ! » dont vous aviez coutume de m’abreuver dans votre indignation, avec une vigueur et une facilité qui ne laissaient pas de m’émerveiller autant qu’elles provoquaient mon ressentiment.
Et comment selon vous ai-je eu raison de cette fâcheuse encombre ? Eh bien, pour tout vous dire, en arrivant à la conclusion que ce fort joli recueil né de ma plume abritait toute la grâce humaine, que mes membres étaient façonnés selon la symétrie du Jupiter phidien , que mon visage rayonnait d’esprit et d’intelligence et que toute ma personne faisait l’envie des dandys, l’adoration des femmes et l’admiration du tailleur. Sans parler de mon âme ! voyez-vous, monsieur, j’ai découvert qu’elle était dotée des pouvoirs les plus rares et les plus extraordinaires qui soient, riche d’un savoir universel et rehaussée par les talents du meilleur aloi.
Pollux ! qu’il est agréable d’avoir une bonne opinion de soi ! Alors voilà, j’emprunte la Grand-rue de notre village avec une certaine allure, qui aussitôt me fait apparaître aux yeux du premier étranger intelligent susceptible de me croiser, comme un distingue* de l’eau la plus pure, une lame de la meilleure trempe, un sang de toute première qualité ! Seigneur ! que je méprise la petite vermine sournoise qui se faufile dans la rue comme autant de valets de pieds ou de garçons de courses, qui n’ont jamais appris à tenir la tête droite en ayant conscience de leur importance, mais qui arborent cette partie la plus noble du corps humain comme si elle avait été giflée par une Amazone virago ; qui marchent sans soulever les pieds, d’un pas rapide et nerveux, avec un mouvement précipité et grotesque qui, par contraste, fait ressortir fort avantageusement ma propre démarche lente et magistrale, que je puis varier à l’envi depuis un port facile et relâché, jusqu’à la marche la plus alerte et la plus vive, selon la variété des saisons, des circonstances et de la compagnie.
Et en société aussi – il m’est arrivé bien souvent d’éprouver de la compassion pour les pauvres hères qui se tenaient à l’écart, dans un coin, comme un troupeau de moutons effrayés, alors que pour ma part, aussi beau qu’Apollon, vêtu avec un style qui arracherait l’admiration d’un Brummell , et ceint d’estime de soi comme par une gaine, je fais assaut de galanterie auprès des dames – en complimentant une, échangeant une répartie avec l’autre, tapotant celle-ci sous le menton et étreignant cette autre par la taille, et pour finir, terminant l’opération en embrassant le cercle au grand complet pour la plus grande édification de la cantonade et l’effroi sans nom, l’étonnement et le chagrin mal contenu de la multitude ovine susdite. Les yeux grands ouverts et les bouches distendues, ceux-ci fournirent de bons sujets sur lesquels exercer mon esprit raffiné, qui comme le tranchant chatoyant d’un sabre de Damas « éblouissait tout ce sur quoi il brillait ».
Et puis, quand les portes en accordéons sont ouvertes en grand, quand le laquais annonce que le souper est prêt, il m’est arrivé bien souvent de m’avancer et de faire une grande révérence devant les dames, jurant par l’arc de Cupidon et en appelant à Vénus pour ma sincérité, quand je souhaitais avoir une centaine de bras à leur service, je les escortai galamment et gaiement vers le banquet, tandis que ces pauvres créatures intimidées, comme un troupeau de bétail, erraient dans la pièce, trébuchant, rougissant, bégayant et seules.
Poids 90 g
Auteur

Melville Herman

Éditeur

Collection La Petite Part