Les yeux clos (ou à peine ouverts) sur un magazine de publicité dont ils apprennent les mots croisés, ou encore : endormis sur un ordinateur où défilent sans que j’y entende rien, répondant à leurs silencieuses cliques, chiffres et onglets, les travailleurs en costume dépensent comme ils le peuvent l’heure de Train à Grande Vitesse qui leur – qui nous – est impartie. Peut-être suis-je un des seuls en ce wagon à ne pas me divertir, dans le rêve ou le feuilleté d’un livre, de ce voyage ; (je veux dire) à l’habiter, d’une paire d’yeux même ralentie par la colle du sommeil ; à creuser, de la pointe du stylo bic dans son ventre, un territoire, un cancer de phrases : aujourd’hui je décide de descendre dans les mots.
Je suis le Gardien du Troupeau, veillant comme un berger sur ces corps pliés dans leur costume, la mémoire de ce déplacement, ordinaire ou banal, que tous auront pourtant tout fait pour oublier : je noterai leurs gestes, les phrases écloses à la va-vite dans les couloirs de leur bouche pâteuse, je suivrai leur regard, vide lorsqu’il s’échouera sur la bande, accélérée, du paysage, où le réel s’acquitte de la continuité que la quiétude du réveil exige de lui, oui ! Mais déjà les champs se dérobent pour les zones industrielles, et les fermes, pour les immeubles : on arrive. Je range, pris de cours, mon stylo, et saute dans le bus n° 131.
Octobre
Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate !
C. Baudelaire
Partir
Le soleil bas, qui caresse les bâtiments de la gare, se reflète par éclats dans les plis de la coque gondolée d’antiques ter. Sur le quai les personnes accompagnant les voyageurs ont rangé leur mouchoir, les promeneurs arpentant les alentours des voies s’éloignent, rapetissent, le tgv m’emporte et nous ne les voyons plus. Ils ont laissé la place à quelque immeuble indifférent, au désert inhumain d’une zone industrielle – et bientôt nous ne sommes plus, pour la ville entre les doigts de laquelle le train a glissé comme un menu filet d’eau claire, qu’un souvenir trop vague, rien.
Ainsi sont les départs.
à l’arrêt, dans la gare, au nœud de tout, nous pouvions croire, encore, que notre perception dirigeait le ballet de trajectoires qui fait une ville et que ses habitants toujours renouvelés vivaient pour nous, – c’est lorsque nous partons dans le silence des trains rapides, invisibles (derrière les vitres opaques) aux voitures qui continuent de rouler, aux piétons occupés ailleurs, déjà, indifférents, que nous comprenons notre illusion. Pareil à l’époux mort qui verrait sa veuve aussitôt remariée, ayant versé une larme à peine, après les funérailles, j’ai comme le sentiment, au vu de la ville animée, sans que j’y sois pour rien, d’assister à mon propre enterrement.
Je dis « comme », car quant à moi je reviens demain.