Auguste Rodin

Traduction de Catherine Caron.

Il nous a paru intéressant que les lecteurs francophones puissent avoir accès à cet ouvrage de Rainer-Maria Rilke (qui fut le contemporain d’Auguste Rodin et l’a assidûment fréquenté), sans être contraints de recourir aux grandes éditions qui ne le publient pas isolément.
Cette étude sur l’oeuvre du sculpteur français n’a rien perdu de son actualité ni de son originalité. Elle ne nous épargne pas non plus l’évocation de l’incompréhension qu’elle a suscitée, et gageons qu’elle en surprendra encore plus d’un. Il n’est pas jusqu’aux aspects purement techniques et artisanaux des créations de Rodin (ses dessins compris), qui n’aient été abordés par l’auteur des Élégies de Duino avec une finesse et une perspicacité hors du commun, sans omettre toutefois de mettre en évidence ce qu’il y a de subversif et de prophétique dans cette oeuvre faite de remuements, d’emportements, de mélancolie, de souffrances mais aussi de joie, qui se trouvent au cœur de toute création artistique habitée par le génie.

 

Format : 12 x 17
Nombre de pages : 128 pages
ISBN : 978-2-84418-021-6

 

Année de parution : 2003

13,00 

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Rodin était seul avant de devenir célèbre. Et la célébrité, une fois venue, l’a peut-être rendu plus seul encore. Car la célébrité n’est en définitive que la somme de tous les malentendus qui s’accumulent autour d’un nouveau nom.

Il y en a eu beaucoup autour de Rodin, et ce serait une longue et pénible tâche que de les tirer au clair. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire, ils accompagnent le nom, pas l’œuvre, laquelle s’est élevée bien au-delà du retentissement de ce nom et de ce qu’il englobe, jusqu’à en devenir anonyme, comme une surface plane est anonyme, ou une mer, qui n’a de nom que sur une carte, dans les livres et chez les hommes, mais qui en réalité n’est qu’étendue, mouvement et profondeur.

Cette œuvre dont il est question ici a grandi pendant des années, et chaque jour grandit comme une forêt, sans qu’il y ait une seule heure de gaspillée. On déambule parmi ses mille objets, subjugué par la profusion des trouvailles et inventions que contient l’œuvre et involontairement l’on cherche des yeux les deux mains d’où ce monde a surgi. On se souvient combien les mains des hommes sont petites, comme elles se fatiguent vite et comme le temps qui leur échoit pour se mouvoir est réduit. Et l’on exige de voir les mains qui ont vécu comme cent mains, comme un peuple de mains qui s’est activé dès avant le lever du soleil pour mener à bien cette œuvre. On s’interroge sur celui qui est le maître de ces mains. Quel est cet homme ?

C’est un vieillard. Et sa vie est l’une de celles qui ne se racontent pas. Cette vie a eu un début, et elle suit son cours, elle s’enfonce dans un grand âge, et c’est pour nous comme si elle s’était déroulée il y a des siècles. Nous ne savons rien d’elle. Elle a dû avoir une enfance, quelle qu’elle fût, une enfance passée dans la pauvreté et l’incertitude, sombre et toujours en quête de quelque chose. Et cette enfance est peut-être encore là, car -, comme disait Saint Augustin, où aurait-elle pu aller ? Sa vie peut-être contient-elle toutes ses heures révolues, les heures d’attente et d’abandon, les heures de doute et les longues heures de détresse, c’est une vie qui n’a rien perdu et qui n’a rien oublié, une vie qui s’est rassemblée à mesure qu’elle s’écoulait. Peut-être que nous ne savons rien d’elle. Mais c’est seulement d’une vie comme celle-là, du moins c’est le sentiment que nous avons, que l’ampleur et le foisonnement d’une telle activité ont pu naître, seule une vie comme celle-là, dans laquelle tout est en même temps vivant, en éveil et où rien n’est révolu, peut rester jeune et forte, et s’élever sans cesse jusqu’à de grandes œuvres. Un jour viendra peut-être, où l’on inventera une histoire à cette vie, avec ses intrigues, ses épisodes et ses détails. Ils seront créés de toutes pièces. On parlera d’un enfant qui oubliait souvent de manger, parce qu’il lui semblait plus important de tailler des objets avec un mauvais couteau dans des bouts de bois ordinaire, et on fixera dans la vie du jeune homme la date d’une quelconque rencontre, qui renfermait une promesse de célébrité future, une de ces prophéties faites a posteriori, qui sont si populaires et émouvantes. Cela pourrait très bien être les paroles qu’un moine quelconque aurait dites il y a presque cinq cents ans au jeune Michel Colombe, à savoir : « Travaille, petit, regarde tout ton saoul et le clocher à jour de Saint-Pol, et les belles œuvres des compagnons, regarde, aime le bon Dieu, et tu auras la grâce des grandes choses. »* « Et tu auras la grâce des grandes choses. » Peut-être que ces paroles ont été dictées au jeune homme par un sentiment intérieur éprouvé durant l’un des chemins de croix de ses débuts, infiniment plus bas toutefois que si elles étaient sorties de la bouche du moine. Car c’est justement cela qu’il cherchait : la grâce des grandes choses. Parmi elles, le Louvre avec sa multitude d’œuvres lumineuses venant de l’Antiquité qui rappelaient les ciels méridionaux et la proximité de la mer, et derrière elles s’élevaient d’autres choses, lourdes et en pierre, remontant à des temps immémoriaux et poursuivant leur existence dans des temps encore à venir. Il y avait là des pierres qui dormaient, et l’on sentait qu’elles se réveilleraient lors d’un quelconque jugement dernier, des pierres en lesquelles rien n’était mortel, et d’autres qui portaient en elles un mouvement, un geste resté si frais qu’on pensait qu’elles n’étaient là qu’en dépôt, et qu’un jour ou l’autre, on les donnerait à un enfant qui passerait. Et cette vitalité n’était pas seulement le fait des œuvres célèbres et monumentales ; l’inaperçu, le petit, l’anonyme et le trop plein n’étaient pas moins remplis de cette excitation intérieure profonde, de cette agitation riche et surprenante du vivant. Le repos aussi, là où il était présent, était fait de mille et cent instants de mouvement qui se tenaient en équilibre. Il y avait là de petites figurines, surtout des animaux, qui bougeaient, s’étiraient ou se repliaient, et quand un oiseau était assis, on savait quand même que c’était un oiseau, car un ciel surgissait de lui et restait immobile autour de lui, un morceau de plume plié était posé sur chacune de ses plumes, et on pouvait le déployer et l’ouvrir en entier. Et c’était exactement la même chose avec les animaux qui se tenaient debout et assis sur les cathédrales ou avec ceux qui étaient accroupis sous les consoles, étiolés et repliés, et trop paresseux pour porter…

Poids 101 g
Auteur

Rilke Rainer Maria

Éditeur

Collection La Part Classique